jeudi 16 janvier 2014

Pierre Bourdieu : Sur la télévision


      Le temps passé à regarder la télévision est non seulement du temps perdu, mais il est néfaste sur notre manière de penser et de concevoir le monde dans lequel on vit. A travers cet ouvrage, Pierre Bourdieu nous donne des réponses sur les différents dangers de la télévision (l'atteinte à la démocratie en grande partie à cause de la course à l'audimat et au contrôle de grands groupes financiers ainsi que la présence indéniable de la "censure invisible") ; mais aussi, il nous donne des manières de comprendre comment la télévision a profondément altéré le fonctionnement d'univers aussi différents que ceux de l'art, de la littérature, de la philosophie (etc…). 
        Sur la télévision est un livre de Pierre Bourdieu retranscrivant le contenu de deux émissions télévisées de Gilles L'Hôtel :  Sur la télévision et Le champ journalistique, réalisées et diffusées en 1996, dans le cadre d'une série de cours du Collège de France.


             Introduction   
        Dès le début, Pierre Bourdieu indique son idée selon laquelle la télévision fait courir un danger important sur les différentes sphères de la production culturelle (art, littérature, science, philosophie) ainsi que sur la vie politique et la démocratie. Selon le sociologue français, la télévision (suivie par la presse) montre chaque jour une vision de plus en plus nationale (voire nationaliste) de la politique en divulguant des propos et des actes xénophobes. 
         Pour lui, comme cela a été le cas pendant l'incident entre la Grèce et la Turquie, la télévision est dans la surenchère de délires nationalistes car elle a la pleine possibilité d'exploiter à plein ces passions primaires. Le manque de démocratie transmis par la télévision est surtout caractérisée selon Bourdieu par cette impossibilité de faire durer une intervention à la télévision (qui n'excède jamais les 7 secondes aux Etats-Unis), ce qui pose de graves problèmes pour la divulgation d'idées à la télévision et la possible construction de débats intéressants pour les citoyens. 
          Cet ouvrage a pour but de s'interroger politiquement (et sociologiquement) sur les images et les sons, et sur leurs rapports. Pour Bourdieu, on ne devrait pas dire :"c'est une image juste" mais plutôt "c'est juste une image" tout comme on ne devrait pas dire :"C'est un officier nordiste sur un cheval" mais plutôt "c'est une image d'une cheval et d'un officier". Ce livre a aussi pour objectif final de donner des armes et des outils pour mieux comprendre les métiers de l'image et combattre ce qui aurait pu devenir un instrument de démocratie directe mais qui est devenu un instrument d'oppression symbolique.


             I- Le plateau et ses coulisses
                     A) Préambule
          Doit-on renoncer à aller à la télévision ? Pour Pierre Bourdieu, on n'a pas à avoir d'avis tranché. On peut aller à la télévision, mais sous certaines conditions. Avec la collaboration du Collège de France, Bourdieu a accepté de passer à la télévision à trois conditions (Pas de limitation du temps, Le sujet de son discours ne lui est pas imposé et personne n'est là pour lui faire la technique du "public qui ne comprend pas" au nom de la morale et de la bienséance). Bourdieu fait le constat qu'il passe à la télévision sous des conditions extraordinaires, mais qu'en est-il pour ces "savants" ou "intellectuels" qui y passent en y acceptant toutes les contraintes ?
          Pour Bourdieu, en acceptant de passer à la télévision sans s'inquiéter de savoir si on pourra dire quelque chose, on trahit qu'on n'est pas là pour dire quelque chose, mais pour de toutes autres raisons, notamment pour se faire voir et être vu. Les "philosophes" qui passent à la télévision le font pour être bien vus. Ne pouvant compter sur leur oeuvre pour exister dans le champ sociologique de la philosophie, ils s'attaquent à des champs sociaux où on ne verra pas la faiblesse de leurs raisonnements, qui, sont souvent fréquents pour donner une bonne raison de passer à la télévision en y présentant leurs ouvrages (Gilles Deleuze faisait remarquer que cela leur permettait notamment de se faire inviter).
           Refusant ce parti pris visant à ne jamais investir la télévision, Bourdieu pense au contraire que les intellectuels ont un devoir d'y aller (mais dans des conditions raisonnables). Mais, est-ce que ce qu'un intellectuel a à dire est destiné à atteindre tout le monde ? Est-ce que le discours mérite d'être entendu par tout le monde ? Pierre Bourdieu rappelle le devoir des savants de restituer les acquis de leur recherche car comme disait Husserl :"Les intellectuels sont des fonctionnaires de l'humanité". 


                     B) Une censure invisible
          Pour Pierre Bourdieu, il y a une formidable censure indirecte à la télévision et une perte d'automne liée car le sujet est imposé et que les contraintes de communication sont telles qu'on ne peut rien y dire. 
          Il y a une censure économique, liée aux intérêts de ceux qui contrôlent la télévision comme l'Etat et les publicitaires (ABC est la propriété de Disney tout comme TF1 est la propriété de Bouygues). Cette censure-là est tellement grossière qu'on la perçoit souvent mais il y a d'autres censures qui elles, sont invisibles et qui maintiennent l'ordre symbolique de la société. 
          L'analyse sociologique considère souvent que le dévoilement des mécanismes se fait par une dénonciation des personnes. Or, si un sociologue parlait comme un journaliste des "ménagères" par exemple, on lui ferait le même reproche de ne pas assez objectiver son analyse et de ne se fonder que sur son sens commun. Aussi, plus on avance dans l'analyse, plus on dédouane les individus de leur responsabilité. Cela ne veut pas dire qu'on excuse les mécanismes, mais on comprend comment ils fonctionnent et que les gens qui y participent sont manipulés autant que les manipulateurs. Ils manipulent d'autant mieux qu'ils sont eux-mêmes manipulés. En s'arrêtant sur des détails (salaire, apparence des journalistes), on masque la corruption structurelle qui s'exerce à travers des mécanismes comme la concurrence de marché.    
          La violence que transmet la télévision est symbolique, c'est-à-dire qu'elle s'exerce avec la complicité de ceux qui la subissent et de ceux qui l'exercent car ils en sont souvent tous les deux inconscients. L'exemple le plus significatif est celui des faits divers car les prestidigitateurs font diversion et portent l'attention sur autre chose que ce qu'ils font. La principale action symbolique de la télévision est de parler de choses qui ne divisent pas, qui sont sans enjeu, qui intéressent tout le monde et qui font le consensus. Le fait divers devient alors une denrée alimentaire prépondérante de la télévision car elle prend du temps, du temps qui pourrait être utilisé pour autre chose. 
          Non seulement le temps est très limité mais on l'utilise pour dire des choses futiles pour finalement cacher les choses précieuses. Le problème est qu'une part importante de la population est liée corps et âme à la télévision comme source d'information. En mettant l'accent sur du vide, on écarte les citoyens des bonnes informations qui leur permettraient d'exercer leurs droits démocratiques. On s'oriente vers une division entre ceux qui lisent la presse (étrangère notamment) et ceux qui ne possèdent que le langage de la télévision (c'est-à-dire quasiment rien).      
           

                     C) Cacher en montrant
          Pour Pierre Bourdieu, la censure est aussi présente par le fait que la télévision "cache en montrant", soit en montrant ce qui est inutile ou alors en montrant ce qu'il faut montrer mais en le rendant insignifiant ou en contradiction avec la réalité. 
          En reprenant les travaux de Patrick Champagne dans La Misère du Monde, Pierre Bourdieu montre à travers l'exemple des banlieues que les journalistes, portés par leur vision du monde et par la logique du marché sélectionnent des images et des informations particulières de ces banlieues par rapport à des perceptions qui leur sont propres. On dit qu'ils ont des "lunettes" qui leur font voir certaines choses et pas d'autres et voir d'une certaine manière ce qu'ils voient. 
          Chaque journaliste sélectionne le sensationnel. La télévision appelle à la dramatisation, au double sens du terme : elle met en scène des actions, des évènements et exagère l'importance et le caractère dramatique, tragique. Ce qui intéressera dans les banlieues, ce sont les émeutes (qui est déjà un grand mot). Le monde de l'image est paradoxalement dominé par les mots (Islam, fondamentalisme..) qui nous font intérioriser des visions du monde. Les présentateurs parlent souvent à la légère sans avoir idée du poids des mots qu'ils emploient et que des milliers de téléspectateurs ne comprennent pas. Les journalistes exploitent l'extraordinaire, ce qui sort de l'ordinaire. Les quotidiens doivent ainsi offrir quotidiennement de l'extra-quotidien. La télévision privilégie donc souvent l'extraordinaire ordinaire (surtout les faits divers -> Meurtres, inondations). 
          Paradoxalement, en cherchant le scoop, les médias cherchent l'exclusivité mais finissent par tomber dans la banalité en se copiant mutuellement. La banalité ennuie à la télévision car elle n'est pas extraordinaire et ne fait pas vendre et les journalistes ont beaucoup de mal à parler de l'ordinaire. Comme disait Flaubert :"Il faut peindre bien le médiocre". C'est le grand problème que rencontrent les sociologues : rendre l'ordinaire de façon à ce que les gens voient à quel point il est extraordinaire.
          Le danger avec la télévision par rapport au politique est l'effet du réel car elle peut faire voir et faire croire ce qu'elle fait voir. La télévision a ce pouvoir de mobiliser ou démobiliser les populations aussi. Par exemple, lors des évènements de 1986 (grèves de lycéens), on a cru qu'on allait vivre un "nouveau mai 68". Or, les lycéens étaient souvent peu politisés et leur influence était très faible. Or, la télévision a cru une réalité. Cet effet du réel crée souvent un important décalage entre la réalité et ce qu'on veut montrer de la réalité. 
           La télévision devient un arbitre de l'existence sociale et politique car sans média télévisé, une manifestation ou une revendication restera invisible. C'est pour cela que chaque manifestation s'arme de conseillers en communication pour faire exister son mouvement.


                     D) La circulation circulaire de l'information
          L'idée de Pierre Bourdieu est que les journaux finissent toujours par exploiter les mêmes informations malgré leurs apparentes différences. Même si les journalistes se divisent en plus catégories (jeunes, vieux, de gauche, de droite), ils finissent par divulguer des contenus qui s'uniformisent malgré les différentes couleurs politiques des journaux (qui se décolorent de plus en plus) à cause de la logique de la concurrence. Le modèle libéral propose un marché avec une concurrence qui tendrait à diversifier les informations. Même si la concurrence entre les journaux est une bonne idée, les contraintes qu'ils partagent (économiques, mêmes sondages, mêmes sources) les tendent à s'homogénéiser (les journalistes changent d'ailleurs rapidement d'un journal à un autre). Sur 15 jours par exemple, les titres sont quasiment partout les mêmes (seule l'ordre change au mieux).
          Une des raisons de ce problème est que la production est collective. On se demande toujours "mais qui est le sujet d'un discours ?". On dit toujours moins de choses originales que nous le croyons et c'est particulièrement vrai dans un univers où il y a des contraintes collectives (et de concurrence). Les journalistes s'imaginent que les gens lisent les journaux tous les jours (et plusieurs journaux) alors qu'il n'y a qu'eux qui le font pour pouvoir dire ce que les autres ont dit. C'est un des mécanismes de l'homogénéisation des médias. Les médias passent le plus clair de leur temps à voir ce que les autres ont fait pour ne pas être marginalisés. C'est comme cela qu'on peut expliquer le succès médiatique d'un livre ou d'un film pas toujours bon.
           Cet effet de miroir produit un formidable effet d'enfermement mental. Les choix qui s'opèrent à la télévision sont en quelque sorte des choix sans sujet. P.B analyse que les journalistes viennent souvent de milieux similaires, qu'ils ont quasiment les mêmes conditions de travail et ils qu'ils se lient les uns aux autres, se voient constamment dans des débats où on voit toujours les mêmes. Tout ceci produit un effet de censure très efficace car très invisible. Cela s'aperçoit par rapport à la difficulté d'introduire une information non programmée dans les médias (situation en Algérie, situation des étrangers en France). Pour y parvenir, il faut avoir un "grand nom" ou faire vendre (ou les deux).
           En prolongeant l'analyse, on se rend compte que l'information de l'information (l'information avec laquelle ceux qui nous informent nous informent) vient d'autres informateurs. Cela conduit à un nivellement et une hiérarchie d'importance. Les responsables qui incarnent l'audimat ont un sentiment d'évidence sur ce qui doit être diffusé et qui doit "faire vendre". Les pigistes ne sont pas toujours d'accord et proposent des sujets qui sont quasiment toujours refusés à cause de la logique de marché. 
           Le jugement de l'audimat est le jugement ultime des journalistes pour déterminer la "qualité" de ce qu'ils proposent ce qui est bien sûr un contre sens absolu. Il y a aujourd'hui une "mentalité audimat" qui traverse toutes les rédactions. Dans le milieu du 19ème, le milieu des écrivains d'avant-garde trouvait suspect le succès commercial immédiat d'un ouvrage qui était quasiment toujours considéré comme un signe de compromission avec l'argent.. Alors qu'aujourd'hui, une part importante de la population assimile la qualité d'un livre à ses ventes ou la qualité d'une émission à son audimat. Les productions culturelles deviennent de plus en plus contrôlées par la logique de marché. Or, historiquement, les plus grandes oeuvres (philosophie, mathématiques, littérature) ont toujours été produites contre l'équivalent de l'audimat. Ce constat est très inquiétant pour la production culturelle car il y a souvent tromperie sur l'ésotérisme des ouvrages qui sont érigés comme des "chef-d'oeuvre".     


                      E) L'urgence et le "fast thinking"   
          L'audimat exerce une pression immense sur les médias et surfe sur l'urgence dans le traitement des informations. Il y a des objets qui s'imposent aux téléspectateurs car ils s'imposent déjà aux producteurs et ils sont imposés aux producteurs parce qu'ils sont imposés par la concurrence. Ces pressions amènent à des choix, des absences et des présences.
          Il apparait que la télévision ne permet pas l'expression de la pensée car la pensée prend du temps. Platon opposait déjà le philosophe qui a du temps et celui qui est sur l'agora, la place publique et qui est pris par l'urgence. Pour Platon, l'homme ne peut penser dans l'urgence. L'un des problèmes majeurs que pose la télévision est la question du rapport entre la vitesse et la pensée. Est-ce que l'on peut penser plus vite que son ombre ?
          Comment arriver à penser aussi vite ? Pour Bourdieu, ces gens ne font que répéter des idées reçues. Ces idées reçues sont selon Flaubert des idées communes, convenues et banales, qui, sont déjà reçues avant qu'on les reçoive, de sorte que le problème de la réception ne se pose pas. Le plus gros problème est de savoir si celui qui écoute a le code pour bien comprendre ce que l'autre dit. La discussion par idées reçues est instantanée à la télévision, tout simplement parce qu'il n'y en a pas. L'échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la communication. A l'opposée, la pensée est par définition subversive car elle démonte les "idées reçues" et elle doit ensuite démontrer. Quand Descartes parle de raisonnements, il parle de longues chaines de raisons. Ca prend du temps, il faut écouler des propositions avec des conjonctions (Or, mais, donc…). Cette pensée pensante prend du temps, du temps qui est absent à la télévision.
          Si la télévision privilégie les fast-thinkers et la nourriture culturelle prédigérée et pré-pensée, ce n'est pas seulement à cause de l'urgence mais c'est aussi parce qu'elle a un carnet d'adresses où ce sont toujours les mêmes personnes qui s'expriment. Il y a des locuteurs obligés qui dispensent de chercher qui aurait quelque chose à dire vraiment (souvent des jeunes engagés dans la recherche peu enclins à fréquenter les médias). Pour être capable de penser dans ces conditions, il faut être penseur d'un type particulier, celui qui ne pense pas finalement.       


                      F) Des débats vraiment faux ou faussement vrais
           Il y a d'abord des débats vraiment faux. On voit toujours les mêmes personnes à la télévision (Alain Minc, Attali, Finkielkraut). Ce sont des gens qui se connaissent, qui déjeunent ensemble, dînent ensemble (cf. L'année des dupes de Jacques Julliard). Les personnes qui s'affrontent sont prétendument opposées mais il y a de tels signes de connivence entre elles qu'on devine qu'il existe un monde clos d'inter-connaissance qui fonctionne dans une logique d'auto-renforcement permanent. Ce sont des gens qui s'opposent mais de manière tellement convenue… Les personnalités de droite passent parfois à gauche et inversement. Le monde est clos, fermé sur lui-même, donc fermé à ses problèmes et à leur existence même.
           Il y a aussi des débats apparemment vrais, faussement vrais. Partons du plus évident au plus caché. Le premier niveau est le rôle du présentateur. Il impose le sujet (sujets qui sont souvent si absurdes). Il impose les règles du jeu qui ne sont pas les mêmes selon qu'il parle à un syndicaliste ou à un politique. Il distribue la parole et les signes d'importance. Aussi, nous disons autant dans la façon de s'exprimer et dans les gestes que dans la parole. Le présentateur lui-même intervient par le langage inconscient, sa manière de poser les questions sur un ton. Les nuances de ton sont très faibles mais l'interlocuteur encaisse, il encaisse la sémantique apparente et la sémantique cachée. 
           Le présentateur distribue à la fois le temps de parole, mais aussi le ton de parole. Il peut parfois encourager ou décourager son interlocuteur par rapport à sa façon de dire les choses. Le présentateur manipule le plus souvent de manière inconsciente que de manière consciente. Aussi, le présentateur se sert de l'urgence pour couper la parole pour stresser, pour interrompre. Une autre technique est de dire qu'il ne comprend pas ce que son interlocuteur lui dit. Par là, il ne dit pas indirectement que lui (le présentateur) est idiot mais plutôt le spectateur de base qui pourrait être perdu. Cet aspect amène à une censure inouïe qui fait perdre tout intérêt au débat.
            Ce qui pose alors un problème pour la démocratie est que les locuteurs ne sont jamais égaux sur le plateau. On a d'un côté des professionnels de la parole et des amateurs qui peinent à exister. Il faudrait aider ceux qui ont du mal à s'exprimer et faire un travail d'assistance à la parole car ces gens dominés auraient des choses bien plus intéressantes à dire. C'est dans la parole socratique qu'on souhaite aider ceux qui veulent parler en l'aidant à accoucher de ses paroles. Or, les présentateurs enfoncent les défavorisés au lieu de les aider. 
             Le deuxième niveau est celui de la composition du plateau. Le plateau est ce lieu où on ne perçoit pas ce qui serait le plus important de percevoir (les invités qu'on a refusé d'inviter, ceux qui ont refusé dLa composition du plateau détermine les couleurs politiques (le gens de gauche sont mis d'un côté et ceux de droite d'un autre). Les changements de place au fur et à mesure des émissions traduisent ces changements sur l"orientation politique des émissions. La composition du plateau est importante car elle doit donner l'image d'un équilibre démocratique. On ostente l'égalité et le présentateur se donne comme un arbitre.
              Autre facteur invisible : le dispositif est préalablement monté par des conversations et des scénarios déjà prévus à l'avance. Il n'y a plus de place laissée à l'improvisation et à la parole libre qui serait dangereuse pour le présentateur. Autre propriété invisible de cet espace, c'est la logique même du jeu du langage. Il y a des structures tacites telle que certaines choses peuvent se dire et d'autres non. Le débat démocratique est pensé selon le modèle du catch, il y a des affrontements, le bon, la brute… mais il faut que les coups se déroulent dans un langage formel. Il y a d'ailleurs une complicité entre les professionnels (les fast-thinkers) qui sont des "bons clients" et les autres (qui sont comme des poissons hors de l'eau). Les fast-thinkers ont cette capacité de couper la parole de façon à que cela soit bien vu et de parler longuement avec du pré-pensé, de sorte qu'ils ne disent que des lieux communs en prenant beaucoup de temps. Ils ne poseront aucun problème au présentateur qui préfère donc les laisser parler. La dernière chose invisible est l'inconscient des présentateurs. Il arrive souvent de répondre à un présentateur en posant une question sur sa question. Avec leurs lunettes pour voir le monde, les journalistes ne posent que des questions qui n'ont à voir avec rien. Pour l'exemple des banlieues, ils ne posent des questions qu'avec des clichés alors qu'il est souvent bien plus intéressant de reformuler la question pour pouvoir dire des choses. 

                      G) Contradictions et tensions
           La télévision reste un outil très peu autonome. Les relations entre les journalistes deviennent des relations de connivence qui sont absurdes. Ils ont des intérêts communs dans le champ de la production symbolique et des visions communes par rapport à leur formation et leurs origines sociales. Cet instrument de communication théoriquement débridé est en réalité très bridé. On a pensé dans les années 1960 que la télévision allait niveler les niveaux de la population française. Néanmoins, il y a eu beaucoup de résistances et elle a transformé ceux qui la produisaient. 
           Le phénomène le plus important est l'emprise de la télévision sur l'ensemble des activités de production culturelle (et autres). La télévision porte à son paroxysme la contradiction entre les conditions économiques et sociales des oeuvres "pures" (celles qui sont autonomes par rapport aux contraintes commerciales) et celles qui sont obligées de passer par des contraintes médiatiques et qui développent des logiques de rentabilité. Il y a aussi une contradiction entre les modes d'accès à la culture car la culture pure ne s'acquiert que dans les libraires (livres, dvd) alors que la culture commercialisée et impure est disponible à volonté sans que l'on réfléchisse. 
           Du coup, les tensions sont très fortes entre ceux qui veulent défendre une télévision libre et ceux qui se laissent faire par les contraintes liées à l'audimat. On ne compte dans aucun autre groupe social autant de gens déprimés et lassés que dans le milieu du journalisme. Ce milieu est caractérisé par des gens souvent très inquiets, révoltés ou cyniquement résignés. Le découragement et la colère l'emportent souvent par rapport à un monde qui ne les laisse que rarement s'exprimer.      

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