vendredi 31 janvier 2014

L'appel de Tarente : Pyrrhus en Italie


   Introduction

      ° Qu'est-ce que l'appel de Tarente ?
      C'est un appel de la cité grecque de Tarente en 280 avant notre ère qui se bat contre les Romains sur le territoire de Thurii. 
      C'est un appel donné par Tarente à Pyrrhus Ier, roi d'Epire pour que ce dernier les aide face aux Romains. Suite à de nombreuses querelles, les Romains et les Tarentins sont en conflits armés. Pyrrhus est appelé à un moment tragique pour Tarente qui commence à perdre militairement contre Rome. 
       

      ° Qui est Pyrrhus ? 
     Pyrrhus (318 à 272 avant JC) est le neveu d'Alexandre le Grand. Il a été roi des Molosses à partir de 297 ainsi qu'hêgemôn d'Epire de 306 à 302 puis de 297 à 272. Les Molosses étaient l'une des principales ethnè (c'est-à-dire tribu) grecque d'Epire. L'Epire quand à elle comprend trois tribus que sont les Molosses, les Thesprôtes ainsi que les Chaones. 
      Pyrrhus est assez frais pour attaquer en 289 avant notre ère car il a 39 ans. Mésaventures. Dans un premier temps, il a été porté sur le trône des Molosses entre 307 et 302. Il prend la place de son père Eacide qui est assassiné en 313 (ethnie d'Epire). Il a été chassé du pouvoir, il est allé en Asie et c'est là qu'il apprend beaucoup de connaissance militaires qui lui seront utiles par la suite. Il va s'enrichir intellectuellement. Il se réaffirme à la tête de l'Epire en 297. Il a 22 ans et donc il revient en étant dynamique. Ca rappelle l'âge d'un Alexandre le Grand. Il va essayer de conquérir des terres à l'Est dans la région de Grèce. Ilc conquiert la Macédoine. Il s'aventure plus en amont dans la péninsule balkanique et en Grèce. Personnage qui réussit à réaliser des conquêtes à l'Est. Le problème de ces conquêtes à l'Est <- très éphémères car il reperd la Macédoine. Roi très ambitieux qui rêve de conquêtes mais dont l'horizon à l'Est est bouché. L'appel de Tarente, venu de l'ouest sera une opportunité au niveau militaire et au niveau du prestige. C'est une opportunité qu'il a saisi. 

     ° Que recouvre l'expression "Pyrrhus en Italie" ? 
     L'expression "Pyrrhus en Italie" recouvre tous les évènements qui se sont déroulés en Italie avec Pyrrhus. Ces évènements sont quasiment tous des évènements militaires que Pyrrhus a mené avec son armée d'Epire, les Italiotes, les Samnites, les Lucaniens, les Messapiens et les Bruttiens contre la République romaine, les Carthaginois ainsi que les Sicéliotes.   
     Les guerres de Pyrrhus en Italie s'étendent de 280 à 275 avant J-C. Ces batailles se sont déroulées dans le Sud de l'Italie ainsi que dans le Latium et la Sicile. 


      Ainsi, quelles sont les causes qui amènent à cet appel de Tarente ? Comment s'est caractérisé la présence de Pyrrhus en Italie et comment se sont déroulées les batailles menées par le roi d'Epire ? Enfin, quelles sont les conséquences de cet appel de Tarente sur le Sud de la péninsule italienne ?
  
      Après avoir analysé pourquoi les Tarentins procèdent à un appel pour demander de l'aide à Pyrrhus face à l'ennemi romain, nous étudierons les évènements qui se sont passés lors des batailles menées par le roi d'Epire pour finalement nous interroger sur les conséquences sur le court et le long terme de cet appel de Tarente.  

       Développement      

           I- Les causes de cet Appel de Tarente 
               A) Une République romaine en expansion permanente qui veut coloniser de nouveaux territoires                
                   1- Des conquêtes dans le Latium et vers le Sud
                        ° Les conquêtes dans le Latium et vers le Nord
    Les guerres latines ont lieu entre 340 et 338 avant J-C. Ces guerres voient s'opposer la République romaine, alliée à la confédération samnite ainsi qu'aux Aristocrates et aux campaniennes fidèles aux Latins, Campaniens, Volsques, Sidicins et Aurunces. 
    Rome mène des actions contre la ligue latine jusqu'à ce qu'elle gagne la bataille navale d'Antium en 338 avant J-C. A partir de cette date, les Romains commencent à coloniser le sud du Latium et le Nord de la Campanie. C'est le point de départ de l'achèvement sur la mainmise sur l'Italie. 

                        ° Les conquêtes vers le Sud : les guerres samnites
      Les guerres samnites mettent aux prises deux puissances que sont la République romaine, maître du Latium puis de la Campanie et les montagnards de la confédération samnite. La dernière guerre samnite se déroule de 298 à 290 avant J-C. Les Romains gagnent cette guerre et la frontière est déplacée sur le cours supérieur de Vulture. 
      Rome sort des guerres samnites maître de l’Italie centrale et est en contact direct avec les cités grecques qui bordent les côtes sud de la péninsule et qui contrôlent une partie du commerce méditerranéen.
      

             2- La volonté hégémonique d'un Etat de plus en plus stable et puissant
      Rome est un Etat qui est très stable est ordonné au début du IIIème siècle avant JC. Après la troisième guerre samnite, Rome a su maitriser ses conflits internes et a des institutions stables. Le renforcement territorial de Rome au cours du IVème siècle avant J-C lui permet un développement économique ainsi qu'un renforcement militaire à la mesure des conquêtes qui s'ouvrent à elle.  
       La République de Rome est de plus en plus impliquée dans les affaires méditerranéennes et ses contacts avec la Grèce sont de plus en plus évidents. Après 290, les nouveaux moyens dont dispose l'Etat romain qui s'est étendu en Campanie l'incitent à étendre sa puissance.
      Néanmoins, les intérêts des Romains se commencent à se heurter à ceux de certaines cités grecques et à ceux de Carthage et de Tarente. Pour la première fois, les Romains vont se confronter à une civilisation capable de leur résister, organisée politiquement, culturellement et militairement. 
      
               3- La fragilité des cités grecques pousse celles-ci à faire appel à Rome pour leurs problèmes extérieurs ce qui déplait à Tarente   
        Les cités grecques laissent déjà entrevoir une certaine fragilité qui est qu'elles passent leur temps à se combattre. Les Grecs n'ont jamais rien réussi au niveau de la constitution d'un Etat. Seuls les Romains ont réussi. Les Grecs ont réussi à former une unité seulement quand il y avait un souverain étranger au pouvoir comme Alexandre Ier. Dans le monde de la Grande-Grèce, on retrouve ces rivalités de manière omniprésente entre les cités et notamment entre Sybaris et Crotone qui aboutiront à la disparition de Sybaris.
     Dans ces cités grecques, il y a des fractions entre aristocrates et le peuple ainsi qu'entre les cités elles-mêmes. Ces luttes font en sorte que les aristocraties finissent par faire appel à Rome pour régler leurs problèmes extérieurs. Parmi ces interventions, on peut prendre le cas de Thurii qui a demandé de l'aide aux Romains en 284 avant J-C pour résister aux Lucaniens. Thurii était par ailleurs une rivale de Tarente. Ces interventions de Rome déplaisent beaucoup à Tarente. Les Romains vont ponctuellement mettre en place des garnisons dans ces cités ce qui déplait fortement à Tarente qui n'accepte pas la présence de Rome dans son secteur. Elle voit d'un très mauvais oeil l'arrivée des Romains. Les Romains vont agir par provocation constante. Ils vont faire passer des navires de guerre près de Tarente. Tarente va réagir et va réussir à chasser les garnisons dans la ville de Thurii.

       Ainsi, l'appel de Tarente a deux origines principales qui sont à la fois la volonté expansionniste et hégémonique de la République romaine ainsi que la fragilité des cités grecques qui pour certaines d'entre-elles demandent de l'aide à Rome. Cette situation déplait fortement à Tarente qui décide d'appeler un souverain étranger pour combattre Rome. 


               B) Tarente décide d'appeler Pyrrhus face à l'approche de l'armée romaine à Tarente
                1- Pourquoi est-ce Tarente qui lance cet appel ?
     Pourquoi c'est Tarente qui lance cet appel ? Au 3ème siècle avant notre ère, Tarente est la plus grande ville grecque d'Italie donc une ville importante. Elle est essentielle à la Grande-Grèce. Ce terme a été donné par les Grecs eux-mêmes pour désigner les côtes méridionales de la péninsule plus la Sicile. Entre le 8ème siècle avant notre ère et l'époque qui nous concerne, les Grecs ont colonisé le bassin méditerranéen et ils se sont beaucoup implantés sur les côtes italiennes et la Sicile. Ce contexte là explique que c'est une dénomination grecque qu'on donne à l'Italie. 
     La ville de Tarente occupe une place essentielle, elle possède un port, le seul de la région. Cette cité occupe un rôle central au niveau commercial. Elle a une place stratégique. Une cité qui est située à un endroit stratégie et qui bénéficie d'un immense prestige. Au 4ème siècle avant notre ère, cette cité occupe une position hégémonique au sein d'une ligue italiote. Cette ligue italiote regroupe toutes ces cités du Sud de l'Italie, cités de culture et origines grecques. Le siège de cette ligue se trouvait dans une cité proche de Tarente qui est Héraclée. C'est une cité qui a été fondée par les Tarentins eux-mêmes. Le fait que cette ligue italiote ait pour siège Héraclée, c'est que la puissance qui se cache derrière cette ligue est la cité de Tarente. Elle a pour objectif essentiellement de résister aux invasions et aux pressions militaires qui sont causées par un certain nombre de peuples autochtones. Toutes ces structures sont en place au moment où Rome finit ses guerres avec les samnites en 290. La puissance romaine, une fois libérée de ces conflits avec les samnites joue un rôle complémentaire contre les Lucaniens. L'appel de Thurri à Rome provoque les tensions entre les cités grecques. Cette ligue a tendance à se fissurer par rapport à l'intervention de Rome à Thurri. C'est une forte rupture diplomatique. C'est concrètement une rupture entre le monde romain et le monde grec hellénistique. D'autres villes du Sud-Est s'allient à Rome.     

                      2- Thurri, lieu de conflits entre les Romains et les Tarentins qui prépare la guerre entre les deux belligérants 
      Les Lucaniens sont des ennemis historiques des Tarentins et de Thurii. Néanmoins, depuis la fin de la troisième guerre samnites, Rome s'est imposée comme étant la plus grande puissance de l'Italie. En conséquence, Tarente comprend dès lors que le principal ennemi à l'avenir n'est pas les Lucaniens mais plutôt les Romains au vu de leur puissance. Lorsque les Lucaniens attaquent Thurii, la cité grecque préfère demander de l'aide à Rome plutôt qu'à Tarente car la République romaine est bien plus puissante alors que Thurri a toujours été sous l'influence de Tarente. Tarente observe cette alliance d'un mauvais oeil. Aussi, Les Romains vont ponctuellement mettre en place des garnisons dans ces cités ce qui fait râler Tarente qui n'accepte pas sa présence de Rome dans son secteur. Les Romains vont agir par provocation constante. En 282 avant J-C, Tarente, colonie dorienne au passé brillant, envoie une armée à Thurii pour en chasser les partisans de Rome. c'est ce qui amène Rome à intervenir en 281 avant J-C pat l'envoi d'une armée qui vint ravager le territoire tarentin 
      En 281 avant J-C, les légions romaines commandées par Lucius Aemilius Barbula avancent sur Tarente et commencent à ravager la campagne autour de la ville puis l'assiègent malgré les renforts envoyés aux Tarentins par les Samnites et les Messapiens. Conscients qu'ils ne pourront pas soutenir un long siège face aux Romains, les Tarentins renouvellent leur appel auprès de Pyrrhus, demandant cette fois son intervention en Italie. Ce dernier, qui a été formé à l'art de la guerre auprès de Démitrius Poliocrète souverain de Macédoine, accepte de venir en aide aux Tarentins, voyant là l'opportunité d'étendre l'influence de son royaume sur la Grande-Grèce et la Sicile peut-être de fonder un état unifié dans le sud de l'Italie.

                      3- Pourquoi appeler Pyrrhus et pas quelqu'un d'autre pour Tarente ? 
     Les Tarentins, effrayés par l'approche de l'armée romaine, sont divisés sur la conduite à tenir : l'aristocratie, favorable à un rapprochement avec les Romains, est prête à accepter les conditions de paix mais les démocrates préfèrent engager les hostilités. C'est dans ce contexte que ces derniers demandent l'aide de Pyrrhus Ier roi d'Epire. 
      Pyrrhus a été l'un des plus redoutables adversaires de la Rome antique. Il a beaucoup agrandi le territoire de l'Epire et devient même roi de Macédoine et de Thelassie. Il s'impose aux yeux des Grecs comme un grand combattant de l'hellénisme. C'est pour cela qu'il va répondre à cet appel des Grecs de Tarente.
      

                      4- Les intérêts de Pyrrhus pour la Grande-Grèce
      Pyrrhus accepte car il n'est plus roi de Macédoine et il ne veut avoir la Grande-Grèce sous sa main pour attaquer la Macédoine et la reconquérir 
      Les Grecs sont attirés par l'Occident depuis longtemps. Alexandre le Grand avait voulu attaquer l'Ouest dans ses derniers projets et son neveu, Pyrrhus veut continuer dans cette lignée. Après avoir été chassé de Macédoine, il répond positivement à l'Appel de Tarente car il devait d'unifier les cités de la Grande-Grèce et de les réconcilier avec les peuples indigènes de l'intérieur. Pyrrhus voulait constituer un puissant Royaume pour reconquérir la Macédoine.  
      Pyrrhus ne peut ignorer l'appel de Tarente étant donné le soutien apporté par la cité dans la conquête de Corcyre en 281. Le roi d'Épire fait parvenir sa décision aux Tarentins par l'intermédiaire de son ambassadeur Cinéas juste avant que la ville ne cède face aux Romains, les aristocrates tarentins étant alors prêts à négocier une paix, ayant déjà désigné le stratège Agis pour mener les négociations.

      Donc, Nous ne sommes donc pas seulement dans une guerre entre Rome et la Grande-Grèce mais dans une guerre entre Rome, la Grande-Grèce et des souverains étrangers. Après avoir expliqué les causes de cet Appel, nous analyserons le déroulement des batailles menées par Pyrrhus en Italie.


           II- Pyrrhus en Italie : Ses victoires puis ses défaites
    Au printemps 280 avant J-C. Pyrrhus atteint les côtes de l'Italie et fait débarquer un corps expéditionnaire près de Brundisum. Il ne compte pas dépendre des armées du Sud de l'Italie. Il vient avec de quoi faire la guerre. Après avoir reçu le soutien des Messapiens. il se dirige vers Tarente où il établit son camp en mai. Il se déplace ensuite vers la ville d'Héraclée. Il impose aux Tarentins une large participation dans l'effort de guerre, lève de lourds impôts, décrète une mobilisation générale et fait exécuter ou déporter les aristocrates favorables à la paix. En effrayant ainsi les Tarentins et en exigeant la remise d'otages, Pyrrhus s'assure la loyauté des habitants.
   Les premiers combats menés par Pyrrhus débouchent sur des victoires sur Rome. 

               A) Une première phase de victoires et de conquêtes
                    1- Les premières victoires et conquêtes de Pyrrhus : Héraclée et Auculum
                        La guerre d'Héraclée   
      La guerre d'Héraclée est la première guerre qui voit s'affronter de manière direct le monde romain et le monde grec. 
      Cette guerre d'Héraclée est caractérisée par un nombre d'hommes bien moins importants du côté de Pyrrhus que du côté des Romains. On dénombre environ 30 000 hommes du côté de Pyrrhus contre 35 000 du côté romain. Comment Pyrrhus gagne-t-il la bataille ?
      Pyrrhus gagne cette bataille grâce à ses stratégies très pointues, grâce au courage de son armée et surtout grâce aux éléphants de guerre. Pyrrhus a rusé pendant le combat. Les Romains l'ont cru mort car on croit que l'homme portant ses vêtements est lui alors que c'est Megacles. Aussi, les éléphants de guerre effraient les Romains et font paniquer la cavalerie romaine. L'infanterie romaine décide de fuir, permettant aux Grecs de s'emparer du camp romain. Dans la conception antique de la bataille, lorsqu'on prenait le camp de son adversaire, celui signifiait qu'on avait totalement gagné la guerre. Les Romains ont semblé avoir tout abandonné.
      Cette première défaite romaine nous montre que la République romaine n'a pas su vaincre le premier grand ennemi qui s'opposait à elle. Aussi, Pyrrhus voit se rallier à ses côtés d'autres cités grecques comme Locres. Rome semble être en mauvaise position. 

                        La guerre d'Auculum   
       La guerre d'Auculum conforte l'idée qui surgissait de la guerre d'Héraclée. C'est encore une fois Pyrrhus qui remporte la bataille. Elle débute et se finit en 279 avant J-C. Cette guerre est un tournant majeur dans la guerre de Pyrrhus en Italie et dans le contrôle de la Grande-Grèce.
      Cette bataille est marquée par l'adaptation des Romains par rapport aux éléphants de guerre. Effectivement, les Romains mettent en place 300 dispositifs anti-éléphants pour les contrecarrer. Cette bataille est aussi caractérisée par la quasi-égalité par rapport au nombre d'homme dans les feu camps. En rejoignant les rangs de l'armée de Pyrrhus, certains cités grecques ont permis d'accroître l'armée du roi d'Epire et de faire jeu égal au niveau du nombre d'homme avec les Romains.
      Pyrrhus gagne cette bataille après de combats très féroces grâce à ses éléphants qui transpercent la ligne romaine. Retenons de cette bataille son coup élevé en morts car environ 6 000 soldat romains meurent et 3 500 soldats grecs. Ainsi, Pyrrhus se retire car il ne peut continuer les combats et espérer gagner. Nait alors l'expression "Victoire à la Pyrrhus" car malgré sa victoire, Pyrrhus n'en profite pas pour contraindre plus les Romains et part. Cette bataille peut-être quasiment considérée comme une "bataille pour rien". Pyrrhus comprend qu'il ne peut rien faire avec Rome sauf perdre sur le long terme. Il se tourne désormais vers la Sicile, toujours par rapport à ses intérêts personnels.

                   2- Les tentatives de négociation avec Rome
      Une fois que la menace est très présente, il faut faire appel aux ambassadeurs pour négocier. Pyrrhus envoie un ambassadeur (Cinéas). Il arrive dans le Sénat romain et il propose une paix avec Rome sauf que les conditions d'alliance sont très durs. Une des conditions clés posées par Pyrrhus est la reconstitution des conquêtes romaines à tous les peuples. A l'origine, dans cette négociation, si cette offre de paix avait été accepté aurait mis un terme à l'expansion romaine. Les Romains ont refusé et c'est à partir de là que les combats vont se succéder. Ca montre bien que le fait que Rome décide la bataille fait que c'est pas seulement offensif mais défensif. Logique défensive mise en place dans le fonctionnement romain face à Pyrrhus. Le refus de cette offre amène à des opérations qui reprennent. 

                    3- Pyrrhus se détourne de Rome pour attaquer les Carthaginois en Sicile
      Pyrrhus, qui voit ses forces être paralysées, va tenter une aventure en Sicile. Son objectif est d'aller en Sicile pour y trouver des ressources humaines et matérielles pour après éliminer Rome, il laisse une partie de ses troupes. On peut vraiment parler d'aventure car parenthèse sur la péninsule italienne mais lien entre ces deux conflits. Pyrrhus se rend en Italie en 278 avec une partie de ses troupes. La contrepartie est puisque Pyrrhus s'en va personnelle avec ses troupes, Rome peut refaire ses troupes et ses forces. Le temps de gel du conflit permet à Rome de se réhabiliter. Pyrrhus reste deux ans en Sicile. 
      Après ses victoires face à Rome qu'il ne peut exploiter, Pyrrhus décide un an plus tard d'accepter une offre faite par les cités grecques de Sicile qui sont Agrigente, Syracuse et Léontinoi qui lui proposent d'expulser les Carthaginois de l'île. Le roi d'Epire laisse près de 12 000 hommes en Italie car il se resoud à considérer qu'il ne peut plus rien faire en Italie avec une armée aussi peu nombreuse face à Rome. C'est un répit inespéré pour les Romains qui ont l'opportunité de refaire leur armée. 

                        Les premiers succès en 278 avant J-C
        Pyrrhus débarque en 278 avant J-C en Sicile près de Taormina à le tête d'une armée de 37 000. Il s'empare de Catane puis se dirige vers Syracuse. Le roi d'Epire reçoit un accueil triomphal à Syracuse. On le proclame roi de Sicile ; la population le considère comme un sauveur. Pyrrhus remporte de nombreux territoires comme Erice ou Ségeste. 

                         Les premiers revers en 277 avant J-C
       En 276, Pyrrhus part de Syracuse car ses projets sont trop ambitieux et la population se retourne contre lui. Il souhaite attaquer les Carthaginois en Afrique du Nord mais les impôts qu'il demande sont trop coûteux pour la population qui se rebelle contre lui. Aussi, il devient un despote ce qui fait chuter sa côte de popularité.
      Dans le même temps, les Romains reprennent facilement les territoires qu'ils ont perdu et Pyrrhus se rend compte de toutes ces pertes alors qu'il avait vu beaucoup de ses hommes mourir lors de ses victoires. Il décide de contrer l'avancée des Romains pour essayer de reprendre le contrôle de la Grande-Grèce. 
       Pyrrhus subit une défaite navale en rentrant en Italie par le détroit de Messine. Il ne conserve que 12 navires sur les 120 engagés. Finalement, Pyrrhus retourne à Tarente pour tenter d'organiser une armée afin de résister aux Romains.

      En définitive, Pyrrhus a non seulement défendu Tarente, mais il a aussi conquis une partie de Rome. Néanmoins, toutes ses pertes le contraignent à abandonner la conquête Rome. Il accepte la conquête de la Sicile pour restructurer une armée avant de combattre Rome à nouveau. 
             

               B) Les défaites finales face à Rome
                    1- La défaite de Bénévent (275)
     La bataille de Bénévent se déroule en 275 avant J-C et c'est la dernière confrontation opposant les forces de Pyrrhus et les Romains. La bataille est engagée en Campanie, non loin de Bénévent. Cette bataille est majeure car la défaite de Pyrrhus permet à Rome d'étendre ses conquêtes avec le siège de Tarente. 

                    2- Pourquoi une telle défaite de Pyrrhus ? 
       Pyrrhus est épuisé par ses combats avec Rome. C'est pour cela qu'il tente de gagner rapidement des victoires et c'est pour cela qu'il combat Rome aussi loin de Tarente. Pyrrhus perd la bataille car les Romains se sont adaptés aux éléphants de guerre et à la tactique du chef de guerre Grec. 
     Cette bataille démontre la supériorité des légions romaines sur les phalanges macédoniennes, grâce notamment à leur plus grande mobilité. Pyrrhus est rapidement défait car l'armée romaine est la mieux organisée et la plus forte. Il sait qu'il ne peut gagner. Il n'avait même pas voulu prolonger la guerre contre Rome après ses victoires en 280 et 279 avant J-C. 
      Pyrrhus savait que la Grande-Grèce allait chuter de façon irrémédiable au profit de la République romaine. Le commandant décide finalement de quitter l'Italie et de laisser Tarente être prise par Rome.

       Ainsi, la la présence de Pyrrhus en Italie se caractérise par un ensemble de victoires au départ, d'abord en Italie puis en Sicile, puis par des défaites face à Rome qui l'obligent à quitter la péninsule italienne. Rome sort vainqueur de ces batailles et occupe désormais tout le Sud de la péninsule italienne.


           III- Les conséquences de cet appel de Tarente 
                A) Le retour de Pyrrhus en Grèce et la défaite des cités de la Grande-Grèce
      Après la défaite de Bénévent, Pyrrhus abandonne ses projets en Italie et à l'automne 275, il retourne en Epire. Il laisse à Tarente une garnison placée sous les ordres de son fils Hélénos et de son principal général, Milon, En 274, alors que Pyrrhus prépare sa campagne dans le Péloponnèse, il rappelle son fils Hélénos et une partie des troupes laissées en Italie. En 273, le consul Caius Claudius Canina défait les Samnites, les Lucaniens et les Bruttiens. Ces peuples sont définitivement soumis l'année suivante, en 272, quand les consuls Spurius Caruilius Maximus et Lucius Papirius Cursor battent respectivement les Samnites et les Lucaniens et Bruttiens. Peu après, les Romains fondent la colonie de Paestrum.
À Tarente, l'aristocratie, dirigée par Nicon est favorable à la conclusion d'un accord avec Rome. Après avoir tenté de prendre le contrôle de la ville, les partisans de Nicon se réfugient dans une ville voisine, Héraclée ou Métaponte. Ils concluent alors une paix avec Rome. Après sa victoire sur les Lucaniens et les Bruttiens, Lucius Papirius Cursor assiège Tarente. Milon sait qu'il ne peut espérer aucune aide extérieure depuis la mort de Pyrrhus. Il finit par traiter avec les Romains, capitulant en échange du droit de quitter l'Italie pour l'Épire à la tête de ses hommes. Tarente obtient le statut de ville alliée, elle conserve une autonomie administrative mais perd toute indépendance politique. La chute de Tarente entraine presque immédiatement la reddition des autres cités grecques comme Métaponte, Thurri ou encore Locri.

        Donc, la première conséquence après la fin des guerres de Pyrrhus et de l'appel de Tarente est le départ de Pyrrhus qui n'a pas su défendre Tarente jusqu'au bout. Il laisse même ces populations seules face à Rome et se consacre à la conquête de terres balkaniques. 

                B) L'expansion romaine en Italie du Sud : La Prise de Tarente
        La conquête du Sud de l'Italie permet à Rome d'achever sa mainmise. La Lucanie se soumet d'abord et une colonie est détruite à Paestrum en 273 avant J-C. Mais c'était surtout Tarente que les Romains voulaient. La richesse de la ville et la position stratégique qu'elle occupait justifiait à elle seule les ambitions romaines sur le Sud de l'Italie. 
        En 272, le chef de la garnison épirote, Milon, livre aux Romains la citadelle à condition de jouir d'une sortie libre avec ses partisans. Tarente reçoit la "liberté", c'est-à-dire le statut de ville libre mais avec une garnison romaine dans sa citadelle. Elle du payer une lourde indemnité à Rome. 
         Rome a donc soumis la seule cité capable de lui faire concurrence en Italie du Sud. C'est à partir de ce moment-là que le nom d'Italie désigne la Calabre d'abord puis l'Italie du Sud avant d'être étendu à toute la péninsule italienne. 
       Il y a une rupture importante d'une point de vue diplomatique davantage que militaire pour la fin de cette épopée de Tarente. La guerre de Tarente marque une rupture au niveau du rapport entre la péninsule et la puissance romaine. Rupture d'ordre politique et diplomatique et militaire. On peut nuancer la lecture de ces évènements. L'image d'une Rome impérialiste est à nuancer car c'est plus une recomposition de Polybe en fonction de son époque même. Au fond, cette guerre que Pyrrhus a mené introduit plus l'idée l'une des dernières guerres défensives et à terme, en 272, même si la guerre de façon offensive, Rome voit une possibilité d'élargir ses positions. A la base, c'est une guerre défensive puis offensive.


      Conclusion
            C'est lors de la guerre contre Pyrrhus que le monde grec prend la mesure de la puissance politique et militaire de Rome et de plus en plus de regards se tournent vers l'Italie. L'annexion de la Campanie a progressivement conduit Rome dans une expansion vers le sud, les Romains reprenant les ambitions des Campaniens, et l'entraîne vers les guerres puniques, devenues inévitables.
       La défaite finale de Pyrrhus dans son expédition italienne, suivie de peu par la chute de Tarente, marqua sans contestation possible la fin de l'indépendance de la Grèce en Italie et l'établissement définitif de la domination de Rome.
      L'aide de Pyrrhus, que ce soit avec Tarente ou les cités grecques de Sicile s'est toujours fait par rapport à un intérêt purement personnel d'hégémonie individuelle. L'attitude très individualiste de Pyrrhus n'a fait que retarder l'invasion du Sud de l'Italie par les Romains. Les Tarentins ont sans doute espéré que Pyrrhus se batte jusqu'au bout à leurs côtés face à l'ennemi romain mais l'homme a préféré privilégier ses ambitions personnelles pour finalement tout perdre. Il sera tué par une vieille en Grèce.
      Les Romains contrôlent désormais toute la péninsule italienne mais leur domination n'est pas totale car il leur manque le territoire de la Sicile, tenu par les Carthaginois dans la partie occidentale. A la suite, Rome n'a cessé de s'agrandir avant de dominer l'Europe. 

samedi 18 janvier 2014

La culture chez Antonio Gramsci


Biographie d'Antonio Gramsci
     Antonio Gramsci (1891-1937) est un théoricien politique italien d'origine albanaise. Sa vie est toujours associée aux célèbres Cahiers de prison qui a connu un grand succès dans le monde intellectuel et universitaire. Même si Gramsci a été un grand théoricien, c'était avant tout un homme d'action (il a dirigé le parti communiste italien de 1924 à 1926). Il avait déjà beaucoup écrit avant son arrestation mais il consacre sa vie à l'écriture lors de son emprisonnement.
     Antonio Gramsci, contrairement à Durkheim ou Weber n'est pas un universitaire (il n'a même pas de licence). Ses Cahiers de prison sont autant un projet politique qu'intellectuel. Sa pensée est indissociable de son action militante et des contextes successifs de l'Italie dans la première moitié du XXème siècle. 

                * Les origines : Antonu su Gobbu
       Gramsci ne se considère "d'aucune race" mais a un profond sentiment d'identité italienne. Il naît dans une petite ville de Sardaigne mais son père est tout de même bureaucrate. Tout bascule en 1897 où son père est licencié pour malversations et est emprisonné de 1898 à 1904. Désormais, Antonio vit avec avec sa mère et ses six frères et soeurs. Toute sa vie sera marquée par cette misère noire er par l'abnégation de sa mère pour faire survivre ses enfants.
       La jeunesse de Gramsci est caractérisée par des souffrances physiques dues à des malformations de la colonne vertébrale. On le surnomme "Antonio su Gobbu", c'est-à-dire "Antonio le bossu".
       Antonio Gramsci est fortement marquée par les évènements qui se déroulent en Sardaigne pendant la jeunesse. De nombreuse rébellions se font contre l'Etat central italien car le protectionnisme profite surtout au Nord du pays alors que le Mezzogiorno est très agricole et en retard économiquement. La première action militante de Gramsci a été régionale avant de s'étendre au niveau national. 

                * Une jeunesse turinoise
                        ° Le journaliste et le militant
       Antonio Gramsci adhère au PSI (Partito socialista italiano) en 1912, affilié à la Deuxième Internationale avec Benito Mussolini. Il se joint à lui pour soutenir la participation de l'Italie à la Première Guerre mondiale. Il se justifie en disant qu'il refuse la "neutralité". Pour lui :"L'indifférence est le poids mort de l'histoire. Elle agit passivement mais elle agit. Elle se fait fatalité." 
       Il devient ensuite journaliste au Grido del popolo e à Avanti ! Gramsci n'aime pas la "pensée désintéressée" et ne trouve de stimulation intellectuelle que dans l'action et la confrontation d'idées. Il regrettera ses articles en tant que journaliste.
       La révolution russe de 1917 radicalise la position de Gramsci. Il profite des évènements russes pour contredire les thèses de Marx selon lequel le capitalisme doit être très développé pour être renversé. Il met notamment en garde la Deuxième Internationale contre la prépondérance accordée à l'économie qui n'a pas lieu d'être pour lui. 
        Sa critique de l'importance du facteur économique dans la révolution socialiste se dédouble d'idées très volontaristes empruntées à la "philosophie de l'action" de Giovanni Gentile. On le prend parfois pour un "bergsoniste".  

                        ° L'Ordine nuovo
        Les années 1917-18-19 marquent de fortes insurrections comme à Turin. C'est le début du biennio rosso (deux années rouges) en 1919. Beaucoup d'Italiens pensent à la possibilité d'une révolution alors que les dirigeants finissent par soutenir le fascisme pour éviter que l'Italie devienne communiste. 
         Les forces de gauche sont très divisées entre le PSI qui hésite à intervenir, la CGL (Confederazione Generale del Lavoro) qui est réformiste et les adhérents turinois (comme Gramsci) qui croient en la révolution. Ce sont surtout les travailleurs et les ouvriers qui croient en une possible révolution sur le modèle russe.  
         Gramsci, avec Togliatti et Terracini prennent le contrôle du journal L'Ordine Nuovo en 1919 et proclament dans un article s'appelant "Démocratie ouvrière" que l'Etat socialiste existe déjà et qu'il faut rassembler les forces pour accéder au pouvoir. 
          L'Ordine nuovo devient la publication emblématique du biennio rosso. On y traite de démocratie ouvrière et de culture prolétarienne. C'est un journal d'inspiration marxiste et lié à des personnalités comme Giovanni Gentile ou encore Henri Barbusse. 
          Tout se calme peu à peu. Les élites industrielles finissent par reprendre le pouvoir dès avril 1920. 

                * L'homme du parti
          L'Ordine nuovo constate l'échec du conseillisme turinois mais veulent poursuivre le mouvement communiste. Antonio Gramsci souhaite la création d'un parti soutenant vraiment les ouvriers contrairement au PSI. Le PCI (partito comunista italiano) est crée en 1921 au congrès de Livourne.
           La montée du fascisme oblige Gramsci et le PCI à s'allier avec le PSI sous les demandes de Lénine et de la Troisième Internationale. On parle de "liquidationnisme" pour qualifier la perte des idées révolutionnaires au PCI. L'arrivée au pouvoir de Mussolini provoque la clandestinité du PCI et de l'Ordine Nuovo alors que les fascistes rallient beaucoup d'ouvriers de leur côté. 
            Le PCI existe difficilement. Armadeo Bordiga y est expulsé en 1924 et Gramsci n'a fait qu'une seule allocution au Parlement. Gramsci et le PCI ont beaucoup sous-estimé le fascisme en y voyant d'abord un groupe seulement bourgeois puis pensant que les fascistes allaient rester peu de temps au pouvoir. 
             Gramsci ne voit que l'incarnation des bourgeois dans le fascisme et n'envisage pas d'alliance avec le PSI pour faire un front antifasciste alors que le Front Populaire se formera en France. 
        
                 * La prison et les Cahiers
            Antonio Gramsci est emprisonné le 8 novembre 1926 alors qu'il allait défendre les libertés le 9 novembre. Beaucoup lui ont conseillé de partir en Suisse mais il a voulu défendre la liberté jusqu'au bout. Il est condamné à 20 ans de prison en 1928. Mussolini aurait dit sur lui :"Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans." Son emprisonnement le bouge à la solitude et le résigne à écrire plutôt qu'agir.
            Gramsci décide de faire des études désintéressées sans renoncer à la politique et à la révolution. Les conditions d'écriture sont très difficiles en prison. Il est obligé de se souvenir des écrits de Marx par coeur et d'écrire à travers des périphrases (comme le marxisme qui devient la "philosophie de la praxis").
             Les Cahiers de prison se composent de nombreux fragments de la pensée de Gramsci sans forcément aller au fond des idées. Ils sont formés par de nombreuses subdivisions avec de nombreux sujets différents. Antonio Gramsci a écrit en prison malgré la censure, les douleurs physiques et les conditions difficiles. On retrouve cette citation dans une lettre écrite à sa mère :"Je n'ai jamais voulu compromettre mes convictions, pour lesquelles je suis prêt à donner ma vie et pas seulement à être mis en prison."
   
                 

         La culture chez Antonio Gramsci 
                 * La culture selon Gramsci
              Gramsci était un commentateur passionné de littérature (Pirandello, Dante, Balzac). Il était déjà critique théâtral du journal Avanti ! en 1916. Pour lui, la culture est l'antithèse d'un système, autrement dit d'un "système de valeurs". L'anthropologie et l'histoire en tant que paradigme pour expliquer la culture sont d'une cohérence artificielle quand elles sont étudiées "en vase clos" car il n'y a pas de rapprochement entre politique et culture. 
              Pour Antonio Gramsci, la culture est une succession de pratiques quotidiennes. Elle devient une certaine manière de vivre et de penser sa propre action et le monde environnant. Pour lui, chaque homme influence la culture car chacun a sa propre vision des choses.
               Selon lui, culture et intellectualisme sont opposés car l'intellectualisme engendre des illuminés qui se croient plus cultivés alors que chacun peut être philosophe. Pour Gramsci :"La culture est une chose bien différente. Elle est organisation, discipline du véritable moi intérieur ; elle est prise de possession de sa propre personnalité, elle est conquête d'une conscience supérieure."
               Pour le philosophe italien, la culture n'est jamais figée. Certaines cultures anciennement hégémoniques (France au 19ème) voient leur influence diminuer. Cette vision très populaire de la culture cache des oppositions qu'il fait entre culture de l'élite et celle du peuple.
               Antonio Gramsci a analysé le rapport entre culture et pouvoir bien avant Bourdieu et Foucault avec la notion d'hégémonie. Le monde de la culture devient alors un lieu privilégié de luttes politiques où le pouvoir se conserve ou se renouvelle. 
                Les questions que se pose Antonio Gramsci sont souvent les suivantes : 
      - Quel est le réseau d'institutions qui étaye la vie culturelle à l'échelle d'une société ?
      - Quel type de relation éducative peut faire oeuvre de transmission dans le domaine de la culture ?
      - Et surtout, quel est le rôle politique des intellectuels ? 

            * Les intellectuels
           ° La place des intellectuels dans la société 
                Gramsci débute par le refus de définir l'intellectuel par rapport au contenu de son activité. Pour lui :"Il n'existe pas d'activité humaine dont on puisse exclure tout à fait l'intervention intellectuelle." Gramsci estime que chaque activité humaine demande au moins un peu de réflexion. S'il est possible de parler d'intellectuels, il n'est pas possible de parler de "non-intellectuels" parce que cela n'existe pas pour lui. 
                L'intellectuel n'est alors pas seulement un "homme qui pense". Pour Gramsci, l'intellectuel ne se fait pas lui-même, c'est la société qui fait l'intellectuel. La principale conséquence est que l'intellectuel est avant tout constitué par son rôle social. Ce rôle consiste en la production et la diffusion du savoir dans la société en opposition à la reproduction purement matérielle des autres membres de la société. 
                En opposition à Marx et Engels dans L'idéologie allemande, Gramsci n'assimile pas les intellectuels parmi la classe bourgeoise. Pour Gramsci, les journalistes, professeurs d'université, hommes politiques ou chefs d'armées sont des intellectuels car ils remplissent une fonction culturelle par-delà le processus immédiat de reproduction matérielle de la société. Il y a différentes strates parmi les intellectuels. 

          ° L'intellectuel organique et l'intellectuel traditionnel 
                Antonio Gramsci se demande si les intellectuels sont un groupe indépendants ou au service des "classes fondamentales" (prolétariat ou bourgeoisie) de la société. Le philosophe italien estime que ne peuvent s'élever au-dessus des évènements historiques qui conditionnent leurs écrits. Il tente de démystifier le postulat de l'indépendance de la pensée pure.
                 Néanmoins Gramsci refuse le matérialisme historique marxiste et notamment le post-marxiste Boukharine selon lequel la vie culturelle n'est qu'un reflet de la vie économique. Antonio Gramsci reprend tout de même l'idée marxiste de la vie intellectuelle en tant que champs de forces sociohistoriques. Les groupes sociaux d'intellectuels ont donc des relations distinctes par rapport aux classes fondamentales avec l'"intellectuel organique" et l'"intellectuel traditionnel".
                 - Intellectuel organique : Type social d'intellectuel crée aux côtés d'une classe émergente de la société (bourgeoise d'abord puis prolétariat ensuite) qui est appelé à jouer un rôle d'organisateur avec la montée de cette classe. La bourgeoisie de la Révolution Industrielle a suscité des intellectuels organiques (techniciens, gestionnaires, avocats) et a balayé l'aristocratie tout au long du 19ème siècle.
                 - Intellectuel traditionnel : Ce sont ceux qui préexistent à la classe sociale montante. Ils voient la classe organique se constituer après eux et suivre leurs pas. 

                 Alors que les intellectuels organiques forment l'élite autour des intellectuels traditionnels, ces intellectuels traditionnels ont un sentiment d'autonomie et d'indépendance. Ils se sentent être l'Etat. Antonio Gramsci ne croit néanmoins pas en leur indépendance.

          ° L'intellectuel dans les luttes politiques 
             Gramsci contredit le rôle de l'intellectuel en tant que penseur indépendant mais lui attribue un nouveau rôle. Pour lui, les intellectuels sont appelés à diffuser une nouvelle conception du monde, à produire une nouvelle culture et à assumer un rôle directeur dans le combat politique. 
                En pensant à l'intellectuel organique prolétarien, le philosophe italien considère qu'il ne faut plus être éloquent et susciter les passions pour stimuler les révoltes mais plutôt se mêler activement à la vie pratique et être un "persuader permanent."
                 l'intellectuel révolutionnaire doit alors agir comme catalyseur pour provoquer l'"homogénéité" chez la classe sociale. Ici, l'intellectuel doit permettre aux prolétaires de passer de la "classe en-soi" à la "classe pour-soi" (référence à Marx). L'intellectuel amenant la révolution est organique pour Gramsci et n'est pas forcément plus cultivé que les autres. Lénine, dans son ouvrage Que faire ? demandait déjà la suppression de la distinction entre ouvriers et intellectuels.   
                 Tout comme chez Mao Zedong, l'intellectuel organique préparant la révolution est à la fois un homme près des prolétaires mais aussi quelqu'un qui est un "persuader permanent" et qui réfléchit avec rapidité face aux évènements. Néanmoins Gramsci proscrit aux intellectuels de mentir car pour lui, la vérité amènera forcément à la révolution.

                         ° L'apologie de "l'intellectuel populaire"
               Gramsci reste tout de même critique par rapport à l'idée que l'intellectuel est nécessairement dans une classe fondamentale. Au contraire, il considère les "intellectuels populaires" comme des intellectuels ayant une portée universelle  et ne s'inscrivant pas dans les rapports de classe. Il cite notamment Diderot, d'Alembert ainsi que Voltaire comme préparateurs des évènements de 1789 en France. 
             Cet "intellectuel populaire" se caractérise par un sentiment fort d'appartenant à un "peuple-nation". Pour Gramsci, on ne peut mener des luttes politiques sans cette avoir cette idée à l'esprit. Selon lui :"L'élément populaire sent mais il ne comprend ou ne sait pas toujours. L'élément intellectuel sait, mais il ne comprend pas toujours, et surtout il ne sent pas toujours." 
               
    
                 * L'éducation chez Gramsci
            ° Une problématique omniprésente 
                 Pour Antonio Gramsci, éducation et intellectuel sont indissociables. L'éducation forme les intellectuels tandis que les intellectuels procèdent à l'éducation des masses qui pourront elles-mêmes s'autoéduquer. Le philosophe italien considère que la transmission révolutionnaire ne peut se faire que par le travail (politique, intellectuel et physique). 
        L'éducation ne concerne pas que l'école pour Gramsci. Il y a aussi les organismes publics et privés, la presse, les syndicats, etc… D'ailleurs, certains organismes éduquent mal pour lui comme le Parlement pour lequel il parle de "fonction éducative négative". 
        Les personnes les plus visés par Gramsci sont les ouvriers. En les éduquant, le philosophe italien considère qu'ils pourront maîtriser intellectuellement les relations sociales qui leur sont défavorables. C'est grâce à cela qu'ils seraient en mesure de développer une conscience sociale critique et révolutionnaire. 
           

° Les querelles de l'école
            En 1923, l'Italie voir s'appliquer une série de réformes à laquelle Gramsci va s'opposer. Pour lui, l'école engendre forcément des souffrances pour l'enfant à travers la discipline physique et de l'esprit. Il considère, contrairement à la réforme de 1923, que le latin doit être très étudié pour pouvoir fusionner théorie et pratique à l'âge adulte.
             Gramsci développe l'idée que les "capitaux culturels" ont distribués de manière inégales (vision proto-bourdieusienne) et préconise de préserver l'enseignement de la culture savante à l'école car les classes populaires n'ont aucun moyen d'y avoir accès sinon. Le penseur italien garde une vision traditionnelle de l'école qu'il considère comme une sorte de moindre mal.
        Pour Gramsci, l'école peut être démocratisée de deux manières possibles : 
            - Il souhaite l'établissement d'une filière secondaire commune à toute la société (ce qui sera réalisé en France avec l'établissement du "collège unique")
     - Sur le modèle de l'"éducation socialiste", il propose une symbiose entre l'enseignement manuel et l'enseignement intellectuel (Idée déjà présente chez Marx). Gramsci y entrevoit la réification de l'activité de l'esprit en activité intellectuelle pure, c'est-à-dire "l'intellectualisme". Aussi, cela permettrait aux futurs intellectuels de garder à l'esprit ce qu'est la société concrète  

          ° Dialectique du conformisme et de la spontanéité 
            L'éducation est donc un processus social fondamental qui se fait à n'importe quel âge. Les idées de Gramsci sur l'école sont éclatées entre une vision traditionnelle et un idéal de démocratie radical. Pourtant, le philosophe italien nous décrit le passage nécessaire chez chaque homme du conforme social à la spontanéité critique. 
            La première étape chez le jeune est l'acquisition d'un conformisme social pour éradiquer les croyances partagées au sein de sa famille. A terme, le conformisme laisse place à la réflexion critique spontanée qui ne sont jamais que les faces d'une même pièce.
        Cette éducation doit être prise en charge par le parti (PCI) mais ne doit en aucun cas être un endoctrinement car pour Gramsci, c'est la vérité qui permettra d'arriver à une société communiste. L'élaboration d'une conscience révolutionnaire est donc une automédication de la classe ouvrière.           


          * Le journalisme    
                 Dans la perspective gramscienne, toutes les composantes de la vie culturelle (Etat, école, partis, médias) doivent être appréhendées comme formant un réseau d'institutions, dont les parties entretiennent l'un avec l'autre des relations complexes d'interdépendance. 
      Antonio Gramsci, contre l'ère de son temps, insiste sur le fait que les échanges à l'oral diffusent beaucoup mieux les idées plutôt que les nouveaux médias émergents de l'époque (radio, presse). C'est en cela qu'il a toujours été critique par rapport au journalisme et par rapport à son activité même de journaliste de l'Ordine nuovo

° La presse bourgeoise entre domination et pédagogie 
        Antonio Gramsci voit dans la presse d'avant 1922 (La Stampa, Corriere della sera) une certaine volonté d'homogénéisation des points de vues pour éviter les révoltes des classes dominées. Ainsi, cette presse créait déjà une "opinion publique".
          Pour le philosophe italien :"L'opinion publique est le contenu politique de la volonté publique qui pourrait être discordante : c'est pour cela qu'il existe une lutte pour le monopole des organes de l'opinion publique." Gramsci voit dans l'opinion publique les couches dominantes projeter leurs perspectives sociales particulières avec un discours en apparence démocratique. 
      Pour Gramsci :"Etant donné l'absence de partis organisés et centralisés en Italie, il est impossible de négliger le rôle des journaux : ceux-ci, regroupés en séries, constituent les partis véritables." Par exemple, le Corriere della sera, dirigé par Luigi Albertini, représentait les intérêts des industriels du Nord ainsi que ceux des propriétaires du Sud après quelques années. 
      Le philosophie italien reconnait au Corriere della sera une certaine qualité que n'avaient pas les journaux de la Troisième République en France. Ce journal avait autant un rôle éducatif direct avec les lecteurs qu'indirect avec l'atmosphère intellectuelle qu'il faisait régner. 

° Le "journalisme intégral"
        Antonio Gramsci rêve d'une presse communiste d'autant plus que tous les journaux appartiennent aux bourgeois qui diffusent l'idéologie libérale dominante. Gramsci imagine ces journaux d'une certaine manière, avec des "monographies", des "biographies politico-intellectuelles" ou encore des lexicaux.
                  La tâche est d'autant plus difficile que le lectorat visé par Gramsci, principalement ouvrier, n'est même pas allé au lycée. Le philosophe italien avait de grandes ambitions pour une possible presse communiste, qualifiant son projet de "journalisme intégral" qui serait à la fois militant, pédagogique, politique et culturel. 
              Il écrit que :"Le journalisme intégral n'entend pas seulement satisfaire les besoins d'une certaine catégorie de son public, mais souhaite créer et développer ces besoins et par conséquent provoquer, en un certain sens, son public et progressivement l'étendre." 
        Mais en réalité, la raison d'être de la presse communiste n'est pas un quelconque plan éducatif élitaire; mais justement le projet révolutionnaire porté par la classe ouvrière exploitée. 
        Le "journalisme intégral" gramscien propose ainsi une dialectique qui voit l'organe de presse émaner d'aspirations réelles inscrites dans une certaine organisation sociale, puis développer ces besoins et en provoquer de nouveaux, avant de réagir lui-même à ces évolutions neuves du côté de la "base", et ainsi de suite.  

                                  

jeudi 16 janvier 2014

Pierre Bourdieu : Sur la télévision


      Le temps passé à regarder la télévision est non seulement du temps perdu, mais il est néfaste sur notre manière de penser et de concevoir le monde dans lequel on vit. A travers cet ouvrage, Pierre Bourdieu nous donne des réponses sur les différents dangers de la télévision (l'atteinte à la démocratie en grande partie à cause de la course à l'audimat et au contrôle de grands groupes financiers ainsi que la présence indéniable de la "censure invisible") ; mais aussi, il nous donne des manières de comprendre comment la télévision a profondément altéré le fonctionnement d'univers aussi différents que ceux de l'art, de la littérature, de la philosophie (etc…). 
        Sur la télévision est un livre de Pierre Bourdieu retranscrivant le contenu de deux émissions télévisées de Gilles L'Hôtel :  Sur la télévision et Le champ journalistique, réalisées et diffusées en 1996, dans le cadre d'une série de cours du Collège de France.


             Introduction   
        Dès le début, Pierre Bourdieu indique son idée selon laquelle la télévision fait courir un danger important sur les différentes sphères de la production culturelle (art, littérature, science, philosophie) ainsi que sur la vie politique et la démocratie. Selon le sociologue français, la télévision (suivie par la presse) montre chaque jour une vision de plus en plus nationale (voire nationaliste) de la politique en divulguant des propos et des actes xénophobes. 
         Pour lui, comme cela a été le cas pendant l'incident entre la Grèce et la Turquie, la télévision est dans la surenchère de délires nationalistes car elle a la pleine possibilité d'exploiter à plein ces passions primaires. Le manque de démocratie transmis par la télévision est surtout caractérisée selon Bourdieu par cette impossibilité de faire durer une intervention à la télévision (qui n'excède jamais les 7 secondes aux Etats-Unis), ce qui pose de graves problèmes pour la divulgation d'idées à la télévision et la possible construction de débats intéressants pour les citoyens. 
          Cet ouvrage a pour but de s'interroger politiquement (et sociologiquement) sur les images et les sons, et sur leurs rapports. Pour Bourdieu, on ne devrait pas dire :"c'est une image juste" mais plutôt "c'est juste une image" tout comme on ne devrait pas dire :"C'est un officier nordiste sur un cheval" mais plutôt "c'est une image d'une cheval et d'un officier". Ce livre a aussi pour objectif final de donner des armes et des outils pour mieux comprendre les métiers de l'image et combattre ce qui aurait pu devenir un instrument de démocratie directe mais qui est devenu un instrument d'oppression symbolique.


             I- Le plateau et ses coulisses
                     A) Préambule
          Doit-on renoncer à aller à la télévision ? Pour Pierre Bourdieu, on n'a pas à avoir d'avis tranché. On peut aller à la télévision, mais sous certaines conditions. Avec la collaboration du Collège de France, Bourdieu a accepté de passer à la télévision à trois conditions (Pas de limitation du temps, Le sujet de son discours ne lui est pas imposé et personne n'est là pour lui faire la technique du "public qui ne comprend pas" au nom de la morale et de la bienséance). Bourdieu fait le constat qu'il passe à la télévision sous des conditions extraordinaires, mais qu'en est-il pour ces "savants" ou "intellectuels" qui y passent en y acceptant toutes les contraintes ?
          Pour Bourdieu, en acceptant de passer à la télévision sans s'inquiéter de savoir si on pourra dire quelque chose, on trahit qu'on n'est pas là pour dire quelque chose, mais pour de toutes autres raisons, notamment pour se faire voir et être vu. Les "philosophes" qui passent à la télévision le font pour être bien vus. Ne pouvant compter sur leur oeuvre pour exister dans le champ sociologique de la philosophie, ils s'attaquent à des champs sociaux où on ne verra pas la faiblesse de leurs raisonnements, qui, sont souvent fréquents pour donner une bonne raison de passer à la télévision en y présentant leurs ouvrages (Gilles Deleuze faisait remarquer que cela leur permettait notamment de se faire inviter).
           Refusant ce parti pris visant à ne jamais investir la télévision, Bourdieu pense au contraire que les intellectuels ont un devoir d'y aller (mais dans des conditions raisonnables). Mais, est-ce que ce qu'un intellectuel a à dire est destiné à atteindre tout le monde ? Est-ce que le discours mérite d'être entendu par tout le monde ? Pierre Bourdieu rappelle le devoir des savants de restituer les acquis de leur recherche car comme disait Husserl :"Les intellectuels sont des fonctionnaires de l'humanité". 


                     B) Une censure invisible
          Pour Pierre Bourdieu, il y a une formidable censure indirecte à la télévision et une perte d'automne liée car le sujet est imposé et que les contraintes de communication sont telles qu'on ne peut rien y dire. 
          Il y a une censure économique, liée aux intérêts de ceux qui contrôlent la télévision comme l'Etat et les publicitaires (ABC est la propriété de Disney tout comme TF1 est la propriété de Bouygues). Cette censure-là est tellement grossière qu'on la perçoit souvent mais il y a d'autres censures qui elles, sont invisibles et qui maintiennent l'ordre symbolique de la société. 
          L'analyse sociologique considère souvent que le dévoilement des mécanismes se fait par une dénonciation des personnes. Or, si un sociologue parlait comme un journaliste des "ménagères" par exemple, on lui ferait le même reproche de ne pas assez objectiver son analyse et de ne se fonder que sur son sens commun. Aussi, plus on avance dans l'analyse, plus on dédouane les individus de leur responsabilité. Cela ne veut pas dire qu'on excuse les mécanismes, mais on comprend comment ils fonctionnent et que les gens qui y participent sont manipulés autant que les manipulateurs. Ils manipulent d'autant mieux qu'ils sont eux-mêmes manipulés. En s'arrêtant sur des détails (salaire, apparence des journalistes), on masque la corruption structurelle qui s'exerce à travers des mécanismes comme la concurrence de marché.    
          La violence que transmet la télévision est symbolique, c'est-à-dire qu'elle s'exerce avec la complicité de ceux qui la subissent et de ceux qui l'exercent car ils en sont souvent tous les deux inconscients. L'exemple le plus significatif est celui des faits divers car les prestidigitateurs font diversion et portent l'attention sur autre chose que ce qu'ils font. La principale action symbolique de la télévision est de parler de choses qui ne divisent pas, qui sont sans enjeu, qui intéressent tout le monde et qui font le consensus. Le fait divers devient alors une denrée alimentaire prépondérante de la télévision car elle prend du temps, du temps qui pourrait être utilisé pour autre chose. 
          Non seulement le temps est très limité mais on l'utilise pour dire des choses futiles pour finalement cacher les choses précieuses. Le problème est qu'une part importante de la population est liée corps et âme à la télévision comme source d'information. En mettant l'accent sur du vide, on écarte les citoyens des bonnes informations qui leur permettraient d'exercer leurs droits démocratiques. On s'oriente vers une division entre ceux qui lisent la presse (étrangère notamment) et ceux qui ne possèdent que le langage de la télévision (c'est-à-dire quasiment rien).      
           

                     C) Cacher en montrant
          Pour Pierre Bourdieu, la censure est aussi présente par le fait que la télévision "cache en montrant", soit en montrant ce qui est inutile ou alors en montrant ce qu'il faut montrer mais en le rendant insignifiant ou en contradiction avec la réalité. 
          En reprenant les travaux de Patrick Champagne dans La Misère du Monde, Pierre Bourdieu montre à travers l'exemple des banlieues que les journalistes, portés par leur vision du monde et par la logique du marché sélectionnent des images et des informations particulières de ces banlieues par rapport à des perceptions qui leur sont propres. On dit qu'ils ont des "lunettes" qui leur font voir certaines choses et pas d'autres et voir d'une certaine manière ce qu'ils voient. 
          Chaque journaliste sélectionne le sensationnel. La télévision appelle à la dramatisation, au double sens du terme : elle met en scène des actions, des évènements et exagère l'importance et le caractère dramatique, tragique. Ce qui intéressera dans les banlieues, ce sont les émeutes (qui est déjà un grand mot). Le monde de l'image est paradoxalement dominé par les mots (Islam, fondamentalisme..) qui nous font intérioriser des visions du monde. Les présentateurs parlent souvent à la légère sans avoir idée du poids des mots qu'ils emploient et que des milliers de téléspectateurs ne comprennent pas. Les journalistes exploitent l'extraordinaire, ce qui sort de l'ordinaire. Les quotidiens doivent ainsi offrir quotidiennement de l'extra-quotidien. La télévision privilégie donc souvent l'extraordinaire ordinaire (surtout les faits divers -> Meurtres, inondations). 
          Paradoxalement, en cherchant le scoop, les médias cherchent l'exclusivité mais finissent par tomber dans la banalité en se copiant mutuellement. La banalité ennuie à la télévision car elle n'est pas extraordinaire et ne fait pas vendre et les journalistes ont beaucoup de mal à parler de l'ordinaire. Comme disait Flaubert :"Il faut peindre bien le médiocre". C'est le grand problème que rencontrent les sociologues : rendre l'ordinaire de façon à ce que les gens voient à quel point il est extraordinaire.
          Le danger avec la télévision par rapport au politique est l'effet du réel car elle peut faire voir et faire croire ce qu'elle fait voir. La télévision a ce pouvoir de mobiliser ou démobiliser les populations aussi. Par exemple, lors des évènements de 1986 (grèves de lycéens), on a cru qu'on allait vivre un "nouveau mai 68". Or, les lycéens étaient souvent peu politisés et leur influence était très faible. Or, la télévision a cru une réalité. Cet effet du réel crée souvent un important décalage entre la réalité et ce qu'on veut montrer de la réalité. 
           La télévision devient un arbitre de l'existence sociale et politique car sans média télévisé, une manifestation ou une revendication restera invisible. C'est pour cela que chaque manifestation s'arme de conseillers en communication pour faire exister son mouvement.


                     D) La circulation circulaire de l'information
          L'idée de Pierre Bourdieu est que les journaux finissent toujours par exploiter les mêmes informations malgré leurs apparentes différences. Même si les journalistes se divisent en plus catégories (jeunes, vieux, de gauche, de droite), ils finissent par divulguer des contenus qui s'uniformisent malgré les différentes couleurs politiques des journaux (qui se décolorent de plus en plus) à cause de la logique de la concurrence. Le modèle libéral propose un marché avec une concurrence qui tendrait à diversifier les informations. Même si la concurrence entre les journaux est une bonne idée, les contraintes qu'ils partagent (économiques, mêmes sondages, mêmes sources) les tendent à s'homogénéiser (les journalistes changent d'ailleurs rapidement d'un journal à un autre). Sur 15 jours par exemple, les titres sont quasiment partout les mêmes (seule l'ordre change au mieux).
          Une des raisons de ce problème est que la production est collective. On se demande toujours "mais qui est le sujet d'un discours ?". On dit toujours moins de choses originales que nous le croyons et c'est particulièrement vrai dans un univers où il y a des contraintes collectives (et de concurrence). Les journalistes s'imaginent que les gens lisent les journaux tous les jours (et plusieurs journaux) alors qu'il n'y a qu'eux qui le font pour pouvoir dire ce que les autres ont dit. C'est un des mécanismes de l'homogénéisation des médias. Les médias passent le plus clair de leur temps à voir ce que les autres ont fait pour ne pas être marginalisés. C'est comme cela qu'on peut expliquer le succès médiatique d'un livre ou d'un film pas toujours bon.
           Cet effet de miroir produit un formidable effet d'enfermement mental. Les choix qui s'opèrent à la télévision sont en quelque sorte des choix sans sujet. P.B analyse que les journalistes viennent souvent de milieux similaires, qu'ils ont quasiment les mêmes conditions de travail et ils qu'ils se lient les uns aux autres, se voient constamment dans des débats où on voit toujours les mêmes. Tout ceci produit un effet de censure très efficace car très invisible. Cela s'aperçoit par rapport à la difficulté d'introduire une information non programmée dans les médias (situation en Algérie, situation des étrangers en France). Pour y parvenir, il faut avoir un "grand nom" ou faire vendre (ou les deux).
           En prolongeant l'analyse, on se rend compte que l'information de l'information (l'information avec laquelle ceux qui nous informent nous informent) vient d'autres informateurs. Cela conduit à un nivellement et une hiérarchie d'importance. Les responsables qui incarnent l'audimat ont un sentiment d'évidence sur ce qui doit être diffusé et qui doit "faire vendre". Les pigistes ne sont pas toujours d'accord et proposent des sujets qui sont quasiment toujours refusés à cause de la logique de marché. 
           Le jugement de l'audimat est le jugement ultime des journalistes pour déterminer la "qualité" de ce qu'ils proposent ce qui est bien sûr un contre sens absolu. Il y a aujourd'hui une "mentalité audimat" qui traverse toutes les rédactions. Dans le milieu du 19ème, le milieu des écrivains d'avant-garde trouvait suspect le succès commercial immédiat d'un ouvrage qui était quasiment toujours considéré comme un signe de compromission avec l'argent.. Alors qu'aujourd'hui, une part importante de la population assimile la qualité d'un livre à ses ventes ou la qualité d'une émission à son audimat. Les productions culturelles deviennent de plus en plus contrôlées par la logique de marché. Or, historiquement, les plus grandes oeuvres (philosophie, mathématiques, littérature) ont toujours été produites contre l'équivalent de l'audimat. Ce constat est très inquiétant pour la production culturelle car il y a souvent tromperie sur l'ésotérisme des ouvrages qui sont érigés comme des "chef-d'oeuvre".     


                      E) L'urgence et le "fast thinking"   
          L'audimat exerce une pression immense sur les médias et surfe sur l'urgence dans le traitement des informations. Il y a des objets qui s'imposent aux téléspectateurs car ils s'imposent déjà aux producteurs et ils sont imposés aux producteurs parce qu'ils sont imposés par la concurrence. Ces pressions amènent à des choix, des absences et des présences.
          Il apparait que la télévision ne permet pas l'expression de la pensée car la pensée prend du temps. Platon opposait déjà le philosophe qui a du temps et celui qui est sur l'agora, la place publique et qui est pris par l'urgence. Pour Platon, l'homme ne peut penser dans l'urgence. L'un des problèmes majeurs que pose la télévision est la question du rapport entre la vitesse et la pensée. Est-ce que l'on peut penser plus vite que son ombre ?
          Comment arriver à penser aussi vite ? Pour Bourdieu, ces gens ne font que répéter des idées reçues. Ces idées reçues sont selon Flaubert des idées communes, convenues et banales, qui, sont déjà reçues avant qu'on les reçoive, de sorte que le problème de la réception ne se pose pas. Le plus gros problème est de savoir si celui qui écoute a le code pour bien comprendre ce que l'autre dit. La discussion par idées reçues est instantanée à la télévision, tout simplement parce qu'il n'y en a pas. L'échange de lieux communs est une communication sans autre contenu que le fait même de la communication. A l'opposée, la pensée est par définition subversive car elle démonte les "idées reçues" et elle doit ensuite démontrer. Quand Descartes parle de raisonnements, il parle de longues chaines de raisons. Ca prend du temps, il faut écouler des propositions avec des conjonctions (Or, mais, donc…). Cette pensée pensante prend du temps, du temps qui est absent à la télévision.
          Si la télévision privilégie les fast-thinkers et la nourriture culturelle prédigérée et pré-pensée, ce n'est pas seulement à cause de l'urgence mais c'est aussi parce qu'elle a un carnet d'adresses où ce sont toujours les mêmes personnes qui s'expriment. Il y a des locuteurs obligés qui dispensent de chercher qui aurait quelque chose à dire vraiment (souvent des jeunes engagés dans la recherche peu enclins à fréquenter les médias). Pour être capable de penser dans ces conditions, il faut être penseur d'un type particulier, celui qui ne pense pas finalement.       


                      F) Des débats vraiment faux ou faussement vrais
           Il y a d'abord des débats vraiment faux. On voit toujours les mêmes personnes à la télévision (Alain Minc, Attali, Finkielkraut). Ce sont des gens qui se connaissent, qui déjeunent ensemble, dînent ensemble (cf. L'année des dupes de Jacques Julliard). Les personnes qui s'affrontent sont prétendument opposées mais il y a de tels signes de connivence entre elles qu'on devine qu'il existe un monde clos d'inter-connaissance qui fonctionne dans une logique d'auto-renforcement permanent. Ce sont des gens qui s'opposent mais de manière tellement convenue… Les personnalités de droite passent parfois à gauche et inversement. Le monde est clos, fermé sur lui-même, donc fermé à ses problèmes et à leur existence même.
           Il y a aussi des débats apparemment vrais, faussement vrais. Partons du plus évident au plus caché. Le premier niveau est le rôle du présentateur. Il impose le sujet (sujets qui sont souvent si absurdes). Il impose les règles du jeu qui ne sont pas les mêmes selon qu'il parle à un syndicaliste ou à un politique. Il distribue la parole et les signes d'importance. Aussi, nous disons autant dans la façon de s'exprimer et dans les gestes que dans la parole. Le présentateur lui-même intervient par le langage inconscient, sa manière de poser les questions sur un ton. Les nuances de ton sont très faibles mais l'interlocuteur encaisse, il encaisse la sémantique apparente et la sémantique cachée. 
           Le présentateur distribue à la fois le temps de parole, mais aussi le ton de parole. Il peut parfois encourager ou décourager son interlocuteur par rapport à sa façon de dire les choses. Le présentateur manipule le plus souvent de manière inconsciente que de manière consciente. Aussi, le présentateur se sert de l'urgence pour couper la parole pour stresser, pour interrompre. Une autre technique est de dire qu'il ne comprend pas ce que son interlocuteur lui dit. Par là, il ne dit pas indirectement que lui (le présentateur) est idiot mais plutôt le spectateur de base qui pourrait être perdu. Cet aspect amène à une censure inouïe qui fait perdre tout intérêt au débat.
            Ce qui pose alors un problème pour la démocratie est que les locuteurs ne sont jamais égaux sur le plateau. On a d'un côté des professionnels de la parole et des amateurs qui peinent à exister. Il faudrait aider ceux qui ont du mal à s'exprimer et faire un travail d'assistance à la parole car ces gens dominés auraient des choses bien plus intéressantes à dire. C'est dans la parole socratique qu'on souhaite aider ceux qui veulent parler en l'aidant à accoucher de ses paroles. Or, les présentateurs enfoncent les défavorisés au lieu de les aider. 
             Le deuxième niveau est celui de la composition du plateau. Le plateau est ce lieu où on ne perçoit pas ce qui serait le plus important de percevoir (les invités qu'on a refusé d'inviter, ceux qui ont refusé dLa composition du plateau détermine les couleurs politiques (le gens de gauche sont mis d'un côté et ceux de droite d'un autre). Les changements de place au fur et à mesure des émissions traduisent ces changements sur l"orientation politique des émissions. La composition du plateau est importante car elle doit donner l'image d'un équilibre démocratique. On ostente l'égalité et le présentateur se donne comme un arbitre.
              Autre facteur invisible : le dispositif est préalablement monté par des conversations et des scénarios déjà prévus à l'avance. Il n'y a plus de place laissée à l'improvisation et à la parole libre qui serait dangereuse pour le présentateur. Autre propriété invisible de cet espace, c'est la logique même du jeu du langage. Il y a des structures tacites telle que certaines choses peuvent se dire et d'autres non. Le débat démocratique est pensé selon le modèle du catch, il y a des affrontements, le bon, la brute… mais il faut que les coups se déroulent dans un langage formel. Il y a d'ailleurs une complicité entre les professionnels (les fast-thinkers) qui sont des "bons clients" et les autres (qui sont comme des poissons hors de l'eau). Les fast-thinkers ont cette capacité de couper la parole de façon à que cela soit bien vu et de parler longuement avec du pré-pensé, de sorte qu'ils ne disent que des lieux communs en prenant beaucoup de temps. Ils ne poseront aucun problème au présentateur qui préfère donc les laisser parler. La dernière chose invisible est l'inconscient des présentateurs. Il arrive souvent de répondre à un présentateur en posant une question sur sa question. Avec leurs lunettes pour voir le monde, les journalistes ne posent que des questions qui n'ont à voir avec rien. Pour l'exemple des banlieues, ils ne posent des questions qu'avec des clichés alors qu'il est souvent bien plus intéressant de reformuler la question pour pouvoir dire des choses. 

                      G) Contradictions et tensions
           La télévision reste un outil très peu autonome. Les relations entre les journalistes deviennent des relations de connivence qui sont absurdes. Ils ont des intérêts communs dans le champ de la production symbolique et des visions communes par rapport à leur formation et leurs origines sociales. Cet instrument de communication théoriquement débridé est en réalité très bridé. On a pensé dans les années 1960 que la télévision allait niveler les niveaux de la population française. Néanmoins, il y a eu beaucoup de résistances et elle a transformé ceux qui la produisaient. 
           Le phénomène le plus important est l'emprise de la télévision sur l'ensemble des activités de production culturelle (et autres). La télévision porte à son paroxysme la contradiction entre les conditions économiques et sociales des oeuvres "pures" (celles qui sont autonomes par rapport aux contraintes commerciales) et celles qui sont obligées de passer par des contraintes médiatiques et qui développent des logiques de rentabilité. Il y a aussi une contradiction entre les modes d'accès à la culture car la culture pure ne s'acquiert que dans les libraires (livres, dvd) alors que la culture commercialisée et impure est disponible à volonté sans que l'on réfléchisse. 
           Du coup, les tensions sont très fortes entre ceux qui veulent défendre une télévision libre et ceux qui se laissent faire par les contraintes liées à l'audimat. On ne compte dans aucun autre groupe social autant de gens déprimés et lassés que dans le milieu du journalisme. Ce milieu est caractérisé par des gens souvent très inquiets, révoltés ou cyniquement résignés. Le découragement et la colère l'emportent souvent par rapport à un monde qui ne les laisse que rarement s'exprimer.