lundi 5 mai 2014

Analyse du film Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon

      ° Biographie d'Elio Petri
          Elio Petri (1929-1982) a été un réalisateur et une scénariste italien. Il naît à Rome dans une famille modeste. Il grandit dans la banlieue ouvrière. Petri se lance dès son plus jeune âge dans le militantisme et la critique de cinéma. Il forme notamment les jeunes du parti communiste italien (PCI) et écrit dans le journal L'Unità fondé par Antonio Gramsci. Le cinéaste italien quitte le parti en 1956 après l'insurrection de Budapest qui a eu lieu la même année. Ce n'est pas un communiste traditionnel mais plutôt un communiste libertaire qui n'a jamais été proche des idées staliniennes.
          Ses premiers films ont été L'assassin (1961) et Les jours comptés (1962). Mais c'est avec Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) et La classe ouvrière au paradis (1971) qu'Elio Petri acquiert une reconnaissance à l'échelle internationale.
          

          ° Contextualisation du film
                   * Contexte historique de l'Italie à la fin des années 1960 et au début des années 1970
       Le contexte historique italien de la fin des années 1960 et du début des années 1970 est le contexte du début des années de plomb. Les années de plomb désignent la période allant de la fin des années 1960 à la fin des années 1980. Ces années se caractérisent par la montée en puissance d'un activisme politique très violent avec la pratique de la lutte armée que ce soit à l'extrême-gauche (les Brigades Rouges en Italie) ou bien à l'extrême-droite. L'Italie de la fin des années 1960 est une Italie de plus en plus instable. Il n'y a eu que peu d'attentats à la fin des années 1960 mais celui de Piazza Fontana le 12/12/1969 marque le début d'une période violente. Pour la première fois, une bombe tue plusieurs personnes (16 morts et 88 blessés).
        Les révoltes étudiantes, ouvrières et féministes de 1968, et plus particulièrement 1969 en Italie plongent l'Italie dans une sorte de désordre social. Les tensions sont de plus en plus fortes. L'Automne chaud (Automne 1969) marque l'apogée des violences (occupations d'usines, révoltes étudiantes, manifestations féministes). L'attentat de Piazza Fontana arrive dans un contexte déjà difficile qui pousse l'Italie vers une sorte de chaos. 
        Ces évènements traumatisants du terrorisme qui transforment un temps l'Italie en un "Chili de l'Europe" et raniment le spectre du fascisme font naître une onde de crise de vaste amplitude. Les révoltes étudiantes, ouvrières et féministes poussent l'Etat dans une dérive autoritaire qui fait resurgir le passé fasciste de l'Italie. La population craint en Italie, pays qui paraissait stable, un possible coup d'Etat fasciste.
        Pour calmer les tensions sociales, l'Etat met en place ce que l'on a appelé la "Stratégie de la Tension". Selon cette thèse de la "Stratégie de la Tension", une partie des actes commis visaient à susciter délibérément un climat de violence politique, dans le but de favoriser un Etat autoritaire. Pour l'universitaire Donatella Della Porta :"La manipulation en sous-main par le gouvernement de groupes politiques radicaux afin de provoquer des débordements favoriseraient aux yeux de l'opinion publique des politiques autoritaires." Les Brigades rouges, groupuscule communiste a aussi contribué à prolonger ce climat de violence politique. 
        Ainsi, l'Italie du début des années 1970 est plongée dans une sorte de chaos provoqué par le terrorisme rouge (les Brigades rouges) et par le terrorisme noir (Les groupuscules néo-fascistes et l'Etat en partie). Le film retrace cette Stratégie de la Tension et cette lutte souvent indirecte entre l'extrême-gauche face à l'extrême-droite et l'Etat démocrate chrétien.    
        

                  * Contexte du cinéma italien à la fin des années 1960 et au début des années 1970
         Les années 1960 furent marquées par le développement de modèles industriels plus rigides pour l'exploitation des films. Ainsi, les petites compagnies étaient condamnées à la faillite. Le secteur de l'art s'est dans le même temps consolidé tout comme le secteur cinématographique avec les grandes compagnies. La production de films d'auteurs et de films politiques était, cependant, encore un commerce risqué si l'accueil des critiques n'était pas accompagné de succès financiers. 
         En correspondance avec la situation financière du cinéma italien, les Chrétiens Démocrates étaient fermement ancrés au pouvoir. Il a fallu quatre années pour réformer l'appareil du cinéma d'Etat et ses prestations pour un rôle plus actif dans la promotion de la culture italienne et des films de qualité. Le résultat immédiat dans le début des années 1970 fut une récolte intéressante de films novateurs et politiques. A ce point, vers 1972, quelques nouveaux réalisateurs firent leur début. 
          En Italie plus qu'ailleurs, le cinéma est un organe très sensible qui ressent et est perturbé par les évolutions politiques. Les années 1970 sont caractérisées par une violence extrême qui a fortement heurté le cinéma italien. Les instabilités politiques et le rêve du "compromis historique" entre la démocratie chrétienne et le parti communiste italien passent au second plan derrière les jeux occultes et sanglants du pouvoir où trempent les hommes politiques. Les scénarios criminels nourrissent le cinéma italien des années de plomb. 
          De nombreux films sérieux et commerciaux furent réalisés à partir des années 1970 comme Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) d'Elio Petri et Sacco e Vanzetti (1971) ou encore Sacco e Vanzetti (1971) de Giuliano Montaldo. Cette évolution signifie que les financiers pouvaient identifier un marché pour les films d'art et les films politiques. A partir de 1970, la presse commerciale a continué d'être à l'écoute de l'avenir de ces films en considérant qu'il pouvait y avoir un succès même sans vedette, à condition qu'il y ait un sujet intéressant et un bon scénario. Beaucoup de ces films avaient un budget considérable et que quelques uns avaient été choisis par des distributeurs américains. Il existait un cinéma italien commercial et à succès artistique, sérieux dans ces thèmes, dont le potentiel pour les gains internationaux était reconnu. Une tendance à la manipulation habile des structures existantes et de pratiques sociales émergea chez les réalisateurs de l'industrie pour continuer à la production de films.  


                     * Le modèle du film historique en Italie
                           # Le film historique
            Comment faire de l'histoire avec des films sans tomber dans l'historicisation galopante ? Il faut répondre à des questions d'histoire grâce aux figures propres du cinéma. Pour Gilles Deleuze :"La rencontre de l'histoire et du cinéma ne peut être réussie que si l'histoire empreinte au cinéma et que le cinéma empreinte à l'histoire." En ce sens, le cinéma peut nous permettre d'élargir notre champ d'investigation et de relancer la capacité narrative pour mieux approcher le passé.
              Pour Antoine de Beacque, le cinéma a trois fonctions dans la représentation de l'histoire. D'abord, il sert à reconstituer le passé comme au présent, en offrant à l'histoire une seconde chance. Puis, le cinéma sert à "embaumer le réel", à le préserver. le cinéma prend ici la fonction de réalité archivistique. Enfin, le cinéma est aussi un outil pour élaborer une interprétation de l'histoire.

                            # La cinéma italien en réaction aux évènements de la fin des années 1960 et du début des années 1970 : Comment réagit le cinéma italien ?
              Rares et souvent artificiels sont les films documentaires sur les années de plomb, mais aussi sur mai 1968. De façon générale, les grands films de l'époque sont déclinés aux temps du passé ou du futur. Par exemple, la trilogie allemande de Visconti (avec les films Les Damnés, Mort à Venise et Ludwig entre 1969 et 1972) sont accusé de rejoindre une "fuite hors de l'histoire", dans un "refuge au sein du passé". Les critiques parlent d'un "cinéma de reflux" dans lequel ils englobent les emphases incontrôlées et expressionnistes de la trilogie d'Elio Petri (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, La classe ouvrière va au paradis et La propriété n'est plus le vol, réalisés entre 1970 et 1973). 
                La conception de films historiques italiens est très limité dans les années 1970. La réticence moralisante qui émane de la critique la plus sérieuse permet  de prendre la mesure des audaces créatrices bien plus que de l'immobilisme et du retrait hors de l'histoire. Cette réticence moralisatrice nous invite à nous interroger sur le nécessités du recours à l'histoire dans le cinéma italien. En réalité, le recul du passé offre des possibilités évidentes, non seulement de mise en perspective critique, mais de dépassement du naturalisme, de création poétique aussi. 
                 Un petit nombre de films contemporains est revenu sur les thèmes des années 1970 et 1980 afin de remettre en scène les éléments traumatisants de l'holocauste; les années de plomb ou la corruption politique et le terrorisme. Malheureusement, ces films ignorent souvent la dietrologia qui est la science qui spécule des mystères inexpliqués de ce qui est derrière. On n'a jamais vraiment su qui étaient derrière les attentats que subit l'Italie dans les années 1970 et 1980. Il film Buongiorno note (2003) de Marco Bellocchio a par exemple rejoué le kidnapping et le meurtre d'Aldo Moro en 1978. 
           
   
          ° La réception du film par la critique
        Le film a été très bien reçu sauf par la critique d'extrême-gauche. L'extrême-gauche n'a pas pardonné au film d'avoir été un grand succès. Surtout, ils n'ont pas apprécié que le film montre que l'extrême-gauche était très divisée, très sectaire. Le policier dit :"Ils sont là depuis 2 heures et ils se sont déjà divisés en 4 groupes." (1h27m) ce qui était vrai et ce qui continue à être vrai. L'extrême-gauche lui reprochait d'être un communiste traditionnel ce qui n'était pas le cas. Elio Petri avait une vision très libertaire du communisme qui n'a jamais été dogmatique, qui n'a jamais voulu se soumettre à la direction du parti. Ca n'a pas suffit à satisfaire l'extrême-gauche qui lui a fait une guerre à partir de ce moment là. Cela beaucoup pesé dans l'histoire d'Elio Petri.             


          ° Synopsis
        Le chef de la police criminelle se rend chez son amante., Augusta Terzi. Ils font font l'amour quand le policier lui tranche la gorge. Avec le plus grand calme, convaincu qu'en raison du poste qu'il occupe, il est "au-dessus de tout soupçon", il néglige délibérément d'effacer les traces de son crime et il se complait au contraire à éparpiller des indices supplémentaires. Il s'empare d'une poignée de bijoux puis d'une bouteille de champagne et quitte l'immeuble. En sortant, il croise un jeune homme, Antonio Pace. 
       Le "docteur" retourne au commissariat où il trinque avec ses collègues à sa toute nouvelle promotion au poste de chef de la police politique. En attendant d'occuper ses nouvelles fonctions, il est chargé de diriger l'enquête sur "l'affaire Terzi". Il se rend alors sur le lieu du crime. Là, il revit mentalement ses premiers rapports avec la jeune femme. L'évocation de ses souvenirs nous apprend que c'est elle qui l'a contacté, fascinée par son expérience en matière criminelle. Sa relation avec lui avait un caractère sadomasochiste dans la mesure où elle prenait plaisir à subir de son amant ses simulations d'interrogations particulièrement musclées. C'est la découverte de son infidélité avec un jeune étudiant - Antonio Pace - ainsi que le fait que la jeune femme l'a traité :"D'enfant sexuellement incapable" qui ont poussé le policier à l'assassinat.
      A peine installé dans ses nouvelles fonctions au bureau politique, le "docteur" s'occupe d'intensifier les écoutes téléphoniques dont est notamment victime depuis 1968 le fameux Antonio Pace, qualifié de "subversif, fanatique et dangereux". Pendant ce temps, l'enquête sur le crime continue. On retrouve des empreintes digitales du policier un peu partout dans l'appartement. Celui-ci avoue qu'il connaissait Augusta. L'inspecteur ne peut s'empêcher de s'immiscer dans l'enquête : il participe à l'interrogatoire du mari de la victime, humilié par les policiers en raison de son homosexualité, et il se promet de prouver l'innocence du suspect à la police. Il se rend alors à la poste et envoie au commissariat les bijoux volés après le crime. Ce sont ainsi de nouvelles preuves de sa culpabilité que le "docteur" offre à la police, toujours convaincu qu'il est intouchable. 
        Une bombe posée par des inconnus explose au commissariat. Un groupe de jeunes contestataires est arrêté, dont Antonio Pace. Le "docteur" lui fait subir un violent interrogatoire, au cours duquel celui-ci affirme reconnaître en lui l'auteur du crime d'Augusta Terzi. Le policier entreprend alors d'écrire sa propre auto-dénonciation au sujet de ce crime et la remet à ses collègues. 
       S'étant enfermé chez lui, il imagine alors recevoir la visite du commissaire et de tous les hauts fonctionnaires de la police. Persuadé que ceux-ci préfèreront éviter un scandale plutôt que de servir la justice, il construit mentalement une scène au cours de laquelle les policiers cherchent à le contraindre à réfuter toute responsabilité dans le crime dont il s'accuse, démolissant toutes les preuves qui s'acharnent contre lui. Subissant même des violences de la part de ses collègues, il accepte finalement de signer son innocence. Mettant fin à sa rêverie, le "docteur" constate l'arrivée bien réelle du commissaire entouré de toute une escouade de policiers venus l'innocenter. 
          Dans le registre du film politique, les cinéastes ont souvent emprunté la voie didactique, indiquant avec précision tous les éléments du dossier et rétablissant leur démarche sur la base de raisonnements irréfutables. Elio Petri, cinéaste baroque et expressionniste, choisir une mise en scène toute différente, il joue de l'invention brechtienne et des ressources du grotesque, il brouille les pistes en se servant des enseignements de Marx et de Freud mais aussi de Reich, il bascule dans l'onirisme et nous déroute par les plongées kafkaïennes dans les méandres du pouvoir. Petri dérange là où d'autres rassurent. Son style en trompe l'oeil se sert d'artifice pour mieux cerner le réel. Analyste attentif du cinéma italien, Freddy Buache note :"Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon est un séduisant exercice de style mis au service d'une sorte de conte philosophique cinglant qui prend, par moments, des allures de pamphlet contre l'hypocrisie du pouvoir dans les régimes où la démocratie n'est plus qu'une étiquette commode, un alibi justifiant toutes les répressions. 


          ° Analyse des personnages
                     * Le Commissaire
        C'est un personnage hystérique qui compense son sentiment d’infériorité, et d’impuissance, par une une arrogance extrême. Le commissaire est un défenseur de l’ordre L'ordre est au-dessus de la loi pour lui. Il ne peut tolérer l’anarchie qui selon lui menace l’Italie depuis qu’on conteste l’autorité, depuis qu’on remet en question la police et l’Etat. Son double jeu va dans ce sens, il veut tout à la fois prouver l’incurie de ses collègues, leur manque de perspicacité et surtout de dévouement à leur mission sacrée, démontrer son propre statut d’intouchable, d’inattaquable, et faire dévier l’enquête pour la lancer sur les cibles qui lui tiennent à cœur, les jeunes, les étudiants, les gauchistes, et tous ceux qui selon lui "sapent les fondements de la nation".

                     * Augusta Terzi
     Marina Cicogna (productrice du film) ne voulait pas qu'Elio Petri choisisse une femme bourgeoise, distingué et romaine. Elle préférait qu'il choisisse une femme banale. Augusta Terzi est la première personne a avoir compris la schizophrénie du commissaire et sait qu'il peut la tuer à tout moment. Sa clairvoyance ne fait que frustrer le commissaire qui finit par la tuer.  

                     * L'anarchiste : Antonio Pace
     Antonio Pace est un jeune anarchiste pas nécessairement violent bien qu'activiste. Il a une liaison avec Augusta Terzi ce qui ne cessera d'énerver le commissaire. C'est une jeune qui conteste le pouvoir politique et ce qu'il considère être la police politique italienne ce qui en fait un ennemi privilégié du commissaire. Acceptant au départ cette situation d'infériorité par rapport au commissaire du point de vue ode l'autorité, le jeune anarchiste finit par faire avouer le meurtre d'Augusta Terzi au commissaire. Antonio Pace le laisse avec ses remords sans le dénoncer ce qui lui donne un pouvoir sur lui-même, amenant à un équilibre des pouvoirs entre les deux hommes. 
     On peut voir aussi un clin d'oeil d'Elio Petri à travers ce personnage car son nom de famille est "Paix" ce qui montre l'orientation du réalisateur italien. 
     
        

          ° Analyse du film
      I- Quel type de film ? Un film de plusieurs genres
         A) Un film historique, policier et réaliste ?
                 1- Un réalisme certain
       Même si Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) n'est pas à proprement parler un film réaliste, il emprunte de nombreuses formes réalistes pour rendre l'histoire vraisemblable. Le but n'est pas de décrire une affaire policière de façon très réaliste mais plutôt de mettre en place des évènements vraisemblables pour rendre le récit crédible.
       Par exemple, quasiment tous les policiers viennent du Sud de l'Italie car il est vrai que la majorité des policiers venaient et viennent toujours du Sud de l'Italie. C'est un moyen d'ascension sociale parce qu'autrement, il est quasiment impossible de gravier la hiérarchie sociale en étant originaire du sud de l'Italie. 
       Aussi, les styles et les caractères des personnages participent au réalisme de l'oeuvre (Surtout Gian Maria Volonté). Le commissaire est toujours parfaitement habillé avec sa cravate et son costard mis parfaitement.
       Elio Petri met en évidence des éléments réalistes en Italie au début des années 1970 comme les écoutes téléphoniques. Qui plus est, le cinéaste italien nous montre à voir les fonctionnaires de l'administration policière citer les noms communistes targués sur les murs de Rome (50:48). Ces fonctionnaires discutent entre eux ; leur anticommunisme est évident. Ils aperçoivent deux jeunes anarchistes dans le rue (dont Antonio Pace) pour lui contrôler dans le seul but de réprimer. La peinture rouge est assimilée à une agression envers le pouvoir en place, peinture et graffitis qui comparent la police à des "Assassins" (52:24).

       
       

                 2- Un film réaliste réalisé avec beaucoup de courage
          En 1969, lorsque Petri tourne cette farce pamphlétaire au vitriol, cette démarche constituait un véritable acte de courage, à moins que ce ne soit l'œuvre d'un cinéaste davantage soucieux de se faire le miroir déformant d'une société bancale, selon lui, oubliant par là même les dangers qu'un tel engagement pourrait impliquer, aussi virulent puisse-t-il être. A revoir Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970), on comprend bien pour quelles raisons des amis du cinéaste, eux-mêmes réalisateurs, à l'instar de Dino Risi, Comencini ou Scola, lui aient dit qu'il risquait la prison si le film sortait, ce, lors d'une projection privée. L'Etat italien a d'ailleurs demandé que le film soit censuré mais les magistrats (de gauche souvent) ont accepté que le film sort.

         
 

          Pour la première fois depuis 1923, on passait outre à un code de censure et à une vigilante surveillance qui avaient toujours refusé ce droit à la critique dont bénéficiaient les réalisateurs et scénaristes américains. Cet accès de libéralisme, de la part d'une administration jusqu'alors si chatouilleuse sur tout ce qui touchait aux institutions, s'explique par le contexte socio-politique de l'Italie du début des années 70. Les derniers vestiges d'autoritarisme ont été en effet balayés par la contestation de 1968 : le cinéma allait donc pouvoir enfin aborder les thèmes les plus brûlants et se lancer dans la bataille politique.

                  3- Un film se voulant être représentatif de son époque
          Le cinéma italien à la fin des années 60/70 a des caméras qui font souvent des zooms et c'est particulier dans le film. C'est un film qui appartient au style italien de l'époque.
          Gian Maria Volonté est souvent pris en contre-plongée avec une vision proche du Duce. Mais le moment le plus explicite est quand l'excellence (Le Monsieur que Petri appelle "excellence") est montrée avec une plongée suite à l'attentat anarchiste. Il a les mains sur les hanches et ça c'est typiquement la pose du Duce. 
           Bien que présentant des aspects réalistes, Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) eut une grande originalité : celle de mélanger les genres. En plus d'être un film avec une histoire vraisemblable, le chef-d'oeuvre d'Elio Petri était aussi un film avec des allures fantaisistes, expressionnistes, comiques et mêmes presque prémonitoires. En ayant recours à ces tonalités expressionnistes et à des tonalités irréelles grimaçantes, beaucoup de critiques ont pu parler de tératologie politique. 


         B) Un film d'auteur avec des allures fantaisistes, expressionnistes et même comique
                  1- Un film en réalité très personnel
        Le film apparaît comme très impersonnel mais ne l'est pas du tout en réalité. C'est aussi un film d'auteur, un film de scénariste. C'est un film qui a au moins trois pères. Il  a des racines très profondes entre Elio Petri, le scénariste et Gian Maria Volonté.   
   Il y a d'autres moments où Elio Petri joue avec son cinéma et avec sa propre histoire : notamment dans la scène où le commissaire rencontre le bonhomme (ce bonhomme joue dans Les Jours Comptés qui retrace une histoire vécue par son père qui était un petit artisan romain). Cet acteur joue aussi plombier dans le film Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) et c'est un clin d'oeil au père d'Elio Petri. Elio Petri apparaît dans son film dans le discours du commissaire ce qui montre son intérêt pour ces idées.
   En 1968, Gian Maria Volonté avait dit qu'il allait arrêter le cinéma et déjà, il avait refusé de jouer dans un film qu'il jugeait trop bourgeois pour lui. C'est plutôt Gian Maria Volonté qui a voulu jouer et qui s'est proposé pour jouer ce rôle plutôt que Petri qui lui a proposé. Cela se comprend encore plus car Gian Maria Volonté était un acteur politique, il avait fait du théâtre de rue. Il faisait des actions provocatrices dans les rues de Rome et dans les usines. Tout remonte à son père qui était un fasciste, qui a été condamné à trente ans de prison à la fin de la guerre. C'était un homme très violent avec lequel Gian Maria Volonté a eu des rapports très problématiques.

         

                  2- Un film avec des aspects très fantaisistes et expressionnistes
           Il y avait des bases réalistes très réelles mais à côté, il y avait des scènes très fantaisistes. L'appartement du commissaire était très particulier. Aucun policier ne pourrait y habiter car c'est trop moderne, c'est trop fantaisiste. Pourquoi ? Parce que Petri était un grand amoureux d'art moderne et de pop art donc cela l'amusait beaucoup de créer une distance. C'était un film très crédible mais avec une distance ironique et c'est par le décor que ça passe. 
           Cet expressionnisme s'inscrit dans la logique des films italiens des années 1960 et 1970. Après la fin du néoréalisme et l'entrée dans le boom économique puis la Stratégie de la tension, les sujets développés au cinéma doivent changer. Néanmoins, les critiques de cinéma estiment qu'il y a eu un "cinéma de reflux" et un "refuge dans le passé" expressionniste dans les film des années 1960 / 1970 que ce soit la trilogie allemande de Luchino Visconti (Les Damnés, Mort à Venise et Ludwig entre 1969 et 1972) ou encore la "Trilogie de la vie" de Pasolini (Le Décaméron, Les Contes de Canterbury et Les Mille et Une Nuits entre 1971 et 1974) et finalement la trilogie d'Elio Petri (Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon, La classe ouvrière va au paradis et La propriété n'est plus le vol entre 1970 et 1973).
           Plus le film avançait, plus les producteurs se demandaient s'ils allaient trop loin. C'est pour cela qu'ils ont introduit une dimension fantaisiste à la fin. C'est pourquoi ils ont tourné la fin comme si c'était un rêve. La fin est très forte car très ambiguë. Pour Elio Petri :"Il ne faut pas tout expliquer, il faut que l'imagination du spectateur travaille." 

                  3- Une certaine tendance vers le comique
      La présence du comique est rendue possible par la très forte liberté d'expression dans le film par rapport aux scènes tournées et aux dialogues. Cette liberté d'expression est en contradiction avec ce que dénonce le film. L'aspect cinématographique par rapport à la forme avec la liberté de la parole s'oppose à l'aspect de fond qui est la représentation de la menace de cette même liberté d'expression (scène où Augusta lui met du sable dans la bouche et où le Commissaire ne le savait pas et il a réagit naturellement sans ayant préparé cette scène avant à 1:10:00). Beaucoup de choses étaient spontanées. Elio Petri aimait bien mettre les acteurs dans une situation où leur réaction était naturelle.


         C) Un film prophétique ?
         Dans un entretien avec Jean Gili, spécialiste du cinéma italien, Bertolucci nous dit :"J'utilise l'histoire, mais je ne fais pas des films historiques, je fais des films faussement historiques, parce qu'en réalité on ne peut pas faire d'histoire avec le mode d'expression cinématographique : le cinéma ne connaît qu'une seule conjugaison, le temps présent. Les films qu'on appelle "historiques" cherchent à historiciser le présent. Tous les films sont des films sur le présent, même lorsqu'ils parlent du début du siècle, des années vingt ou de la naissance du fascisme." Pensant réaliser un film historique sur un présent qu'il estime proche, Elio Petri ne cherche pas à faire un film historique sur le passé mais sur le futur. Sa démarche novatrice fait devenir Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) un film prémonitoire.  
         L'aspect prémonitoire d'Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) n'est pas sans rappeler le caractère prémonitoire d'autres film du réalisateur romain. Quelques années plus tard, en 1975, Elio Petri réalisa un autre film d'une violence extrême contre le pouvoir italien : Todo Modo. Le film fit un scandale énorme tant sa violence était forte. On y voyait notamment les meurtres de nombreuses personnalités politiques comme Amintore Fanfani, Giulio Andreotti et Aldo Moro (interprété par Gian Maria Volonté). Anticipation troublante, Aldo Moro fut enlevé et assassiné en 1978 par les Brigades rouges.    
         Selon Fabio Ferzetti, critique de cinéma au Messaggero, le film Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) est très en adéquation avec le contexte de l'époque. Il met en évidence ce qu'on appellera plus tard la Stratégie de la Tension (attentats, bombes, policiers). Il y a eu une corrélation forte entre la fin du tournage du film et l'explosion de la bombe de Piazza Fontana le 12/12/1969 (16 morts et 88 blessés). Le climat violent était déjà présent car il y avaient eu des explosions de bombes en août 1969 mais Piazza Fontana est le premier attentat d'une telle ampleur.


      II- Une réflexion très poussée sur le pouvoir
         A) Une réflexion sur le pouvoir en Italie au début des années 1970
                    1- La violence de l'Etat italien : la Stratégie de la Tension
       Les nombreux gros plans sur les visages des policiers et des politiques soulignent leur aspect oppressant : ils sont davantage les figures d’une autorité imposante et indiscutable que des êtres humains ordinaires (1:18:00). Mais les gros plans permettent également de traquer les névroses et la folie de son personnage principal, ou encore l’angoisse, la panique des victimes de cette loi écrasante, notamment au cours des scènes d’interrogatoire. La séquence où l’inspecteur fait face à un passant sur lequel il exerce son pouvoir et ses manipulations est saisissante : les gros plans sur les deux visages illustrent un évident rapport de force (en faveur de l’inspecteur) ; le passant, reflété dans les lunettes noires portées par l’inspecteur, est totalement soumis à son autorité et à sa puissance (1:30:00).
     Selon Petri, l'Etat se manifeste au travers de la police. A l'égard du citoyen, l'État s'exprime par des lois qui sont normalement appliquées par l'exécutif ; or, l'exécutif est composé par la police et la magistrature. Les institutions qui représentent l'État dans la vie quotidienne sont toujours répressives ; il n'y en a pas une seule qui ne le soit pas, pas une seule qui puisse réellement être appelée démocratique. L'Etat a une telle méfiance à l'égard des citoyens que toutes les institutions tendent au contrôle et à la vigilance. L'architecture de l'État est répressive et isolante : il s'agit de diviser les propriétés, de dresser des murs, de séparer, surveiller, contrôler... Il n'existe pas dans le corps de la société un seul moment qui soit libérateur à l'exception du vote. L'Etat concède au citoyen la possibilité de s'exprimer par le vote, mais nous savons de quelle manière se manipule une élection. Ainsi, il s'agit d'une forme illusoire de libération. La magistrature, les codes sont répressifs. Un code n'est jamais une affirmation, il est toujours une négation, une interdiction : le code ne dit jamais ce que l'on peut faire mais ce que l'on doit faire. L'Etat est réellement le supérieur, le supérieur érigé en pouvoir universel.
            Dans la dernière séquence du film, le plan montrant l’inspecteur face à ses collègues et au préfet est saisissant : les silhouettes et les postures des différents personnages figurent littéralement leur dimension symbolique, inhumaine ; ils incarnent totalement cette loi « figée dans l’éternité » évoquée par l’inspecteur dans son discours, cette mascarade dénoncée par le réalisateur. Ce plan illustre parfaitement la citation de Kafka :"Quelque impression qu'il nous fasse, il est le serviteur de la loi, il appartient à la loi, et échappe au jugement humain." 
            Le commissaire du film, comme le firent les vrais policiers et politiciens italiens qui ont mis sur pied cette stratégie, avec la complicité des services secrets italiens et de la CIA, monte en épingle l’incident pour jeter le discrédit sur toutes les organisations de gauche et organiser des rafles dans les milieux désignés comme séditieux.
            Le constat est terrible, d'une époque à l'autre : rien ne change. Un système totalitaire et répressif se substitue à un autre. Pasolini affirmait que le fascisme n'avait pas disparu. Au contraire, il est omniprésent et même plus dangereux dans le sens où il se fond dans la masse, invisible puisque recouvert par les idéaux de la société de consommation.


                     2- Des coupables déjà désignés qui semblent commettre néanmoins des attentats
        Le film laisse planer le suspense quant aux auteurs réels de l’attentat (1:23:00), et donne à penser que, comme ce fut le cas dans la réalité, il puisse s’agir d’une mise en scène. Cette idée est renforcée par le comportement des hommes d'Etat italiens qui ne semblent pas si surpris de découvrir qu'un attentat a été comis. Sans que ce soient nécessairement eux les coupables, on sent que cet attentat les arrange en quelque sorte pour accuser ce qu'ils considèrent toujours comme les coupables : les anarchistes. Le commissaire s'exclame (1:21:50) :"A mon avis, il faut agir avec fermeté. Nous les connaissons tous, un par un. Il faut qu'ils paient ! Ne reculons pas devant eux !". 
        Une bombe posée par des inconnus explose au commissariat. Un groupe de jeunes contestataires est arrêté, dont Antonio Pace et son ami anarchiste. Elio Petri nous donne à voir le traitement fait aux anarchistes lors des interrogatoires. Ceux-ci sont véritablement humiliés comme c'est le cas du jeune anarchiste ami d'Antonio Pace. Le commissaire lui propose de boire de l'eau salé ou de continuer à souffrir du manque d'eau. La cruauté de l'Etat est partout, elle est dans chaque homme de l'Etat au sein d'un système répressif qui ne s'arrête jamais.
      

                     3- L'organe de la police comme métaphore de la démocratie chrétienne et du pouvoir politique ?
       Il y a les écoutes téléphoniques, il y a des contrôles, des subversions. Le lien avec le maccarthysme américain est évident. La société italienne du début des années 1970 est une société où il y a cette peur du différent, de ces personnes qui ne rentrent pas dans le système (comme les anarchistes ou encore les homosexuels). Il y a un lien avec le maccarthysme américain mais c'est un peu différent en Italie. 
       En Italie, il y a un gros problème par rapport à la religion. Rome est une capitale très catholique. En ce qui concernent les écoutes téléphoniques, le film fait indirectement référence aux écoutes téléphoniques de (Sea Fird) qui avait mis sur écoute des millions de citoyens italiens et fait des fiches très précises des gens. Le scandale avait été énorme.
     Quasiment tout le monde est contrôlé. Les Italiens eux-mêmes se sentaient espionnés. Dans le film, Antonio Pace dit au téléphone au commissaire "Et le policier si tu m'entends, demande à ce qu'on double ton salaire" (53:10).
     Le film nous montre tous les dossiers qui sont détenus par l'Etat sur les Italiens. C'est la démocratie chrétienne qui est directement visée comme continué du fascisme par rapport au fascisme de Mussolini. 
      


         B) Une réflexion plus globale sur la critique du pouvoir
                     1- Des relations interchangeables entre dominants et dominés
          Elio Petri nous amène à considérer que les relations de pouvoir ne sont pas toujours unilatérales.  On voit cette idée lors de la scène où l'anarchiste comprend que le commissaire est le meurtrier mais ne veut pas le dénoncer. Le commissaire pleure. C'est le seul moment où il est démuni. Le jeune anarchiste, Antonio Pace sait que le commissaire est le coupable et pourrait le dénoncer mais il ne le fait pas. Ainsi, il oblige l'homme d'état à se dénoncer lui-même et à faire preuve de courage, chose dont il est incapable. Le fait qu'Antonio Pace sache que le commissaire est le meurtrier lui donne un coup d'avance et le conforte dans son idée que les bureaucrates du système policier italien abusent de leur pouvoir. Le commissaire prend entièrement confiance qu'il déshonore sa profession même si idée première était de montrer les dérives du système policier italien. 
           L'autre changement dans la relation entre dominants et dominés se fait avec Augusta Terzi. Le commissaire s'aperçoit rapidement qu'Antonio Pace a une liaison avec la jeune femme. Malgré toute sa détermination et toute son oppression, le commissaire ne réussit pas à piéger le jeune anarchiste et à l'éliminer en le mettant en prison par exemple. La scène où Antonio Pace découvre le secret du commissaire montre l'ascendant pris par le jeune anarchiste.

      


                     2- L'obsession du pouvoir et son caractère incontrôlable
     Le commissaire représente l'homme de pouvoir qui contrôle mais qui est incapable de contrôler son propre pouvoir. Il y a un choc entre la réalité et la maladie du pouvoir. Le personnage principal n'est pas atteint d'une schizophrénie en réalité. C'est un personnage qui a une psychologie très infantile, ce qui se voit dans les scènes de sexe et de jalousie. C'est un personnage qui a un rapport de sadomasochisme très explicite avec cette femme et elle est complice de cette relation. Il a sans arrêt besoin de prouver son pouvoir et de l'exercer et surtout dans ses formes les plus extrêmes et les plus fortes. Il y a une forme de lucidité du personnage. D'un côté, il veut montrer que personne ne pourra prouver que c'est un assassin, et d'un autre côte, c'est un représentant de la loi donc il veut être jugé.
   Pour Paola Perogaro Petri (Veuve d'Elio Petri), Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) est un film né avec l'idée de commencer l'histoire avec quelqu'un qui tue quelqu'un d'autre. On sait tout de suite que c'est le commissaire qui est l'assassin et ce n'est pas ça qui est le plus important. Le propos du film n'est pas de faire un sujet sur un assassin mais sur un homme qui défiait la police étant lui un policier pour démontrer qu'il pouvait faire ce qu'il voulait. C'est un film contre le pouvoir quand le pouvoir n'a plus de règle. Souvent le pouvoir n'a plus de règles car quand on devient puissant, on se dit qu'on va essayer d'avoir un peu plus de pouvoir. C'est un défi en continu.
   Cette obsession du pouvoir se voit au début du film quand le commissaire, occupant déjà la brigade criminelle contrôle après la brigade des moeurs. La volonté de contrôle se fait ici non seulement par rapport aux faits criminels mais aussi par rapport aux moeurs (notamment contre l'homosexualité, les manifestations des ouvriers et des féministes).
   L'abus du pouvoir du commissaire se fait contre ce qu'il considère être un abus de la liberté. La doctrine fasciste s'aperçoit clairement ici. Le commissaire représente l'idéologie selon laquelle c'est à la police de diriger la société et non pas d'autres institutions comme l'éducation ou l'instruction. Le commissaire s'exclame dans son discours :"L'abus de la liberté menace le pouvoir traditionnel. Laissons à d'autres la tâche de guérir, d'éduquer. Nous, nous avons le devoir de réprimer. La répression est notre vaccin. La répression est la civilisation." (28:00).



              ° Conclusion
                      Elio Petri, cinéaste baroque et expressionniste joue de ressources du grotesque, il brouille les pistes. Il nous déroute par les plongées dans les méandres du pouvoir. Petri dérange là où d'autres rassurent. Son style en trompe l'oeil se sert d'artifice pour mieux cerner le réel. Freddy Buache note :"Enquête sur un citoyen au-dessus de tout soupçon (1970) est un séduisant exercice de style mis au service d'une sorte de conte philosophique cinglant qui prend, par moments, des allures de pamphlet contre l'hypocrisie du pouvoir dans les régimes où la démocratie n'est plus qu'une étiquette commode, un alibi justifiant toutes les répressions."