mercredi 17 avril 2013

Plus Belle La Vie : La boîte à histoires

          Je me baladais lors d'un journée pluvieuse après une journée de cours épuisante. Je décidais alors d'aller à Ombres Blanches pour y voir les quelques nouveautés aux rayons sociologie et histoire lorsque je tomba des nues. Voilà que se présentait devant moi un livre sur Plus belle la vie, ouvrage écrit par Jean-Yves Le Naour, professeur en classes préparatoires de sciences politiques et docteur en histoire. Je me suis dit qu'il fallait absolument que j'achète ce livre et que je le lise. Arrivant chez moi, je m'empressai de commencer cette lecture si marginale. Il est vrai que l'on peut vraiment se demander qui serait suffisamment intéressé par la sociologie et par Plus belle la vie pour vouloir lire cet ouvrage. Ces deux propriétés sociologiques, pourtant très éloignés en apparence se réunissaient en ce livre, paru aux éditions PUF, et en moi. Après avoir fini ce très bon livre (sisi je vous jure), je me décidai à en faire un article pour expliquer le phénomène Plus belle la vie et analyser les raisons de son succès.
           Finalement, en quoi cette série a réussi à devenir aussi populaire et aussi critiquée après des débuts très difficiles ? Nous nous intérrogerons aussi sur le réalisme de la série. Enfin, nous nous intéresserons aux aspects politiques de la série. Plus belle la vie serait une série de gauche ? De droite ?

             I- Les soap opéra, ces grands oubliés des grands penseurs et chercheurs français
    Malgré ses millions de téléspectateurs, PBLV ne fait pas l'unanimité. La posture intellectuelle française a toujours été de dénigrer le soap opera comme un programme finalement bête et sans intérêt.
    On considère toujours qu'un roman, une pièce de théâtre ou un film est le reflet d'une époque, de certaines moeurs, de certaines visions de la société, alors pourquoi pas le soap opera tel que PBLV, qui semble être une sorte de "laboratoire humain", tant l'espace y est réduit et les personnages concentrés ?
     Le sujet a toujours l'air d'apparaître comme vulgaire, populaire et dénué de sens. Or, aux Etats-Unis, où sont enseignés les pop cultural studies dans les lycées et les universités, nombre de chercheurs se sont penchés très conctètement sur ces phénomènes. En France, les chercheurs sont toujours réticents par rapport à ce type de programme. Il faut attendre 1985 pour qu'une française (Carmen Compte) fasse un doctorat sur le soap opera à l'université de New-York, ne pouvant que difficilement la faire en France.
   Les séries et feuilletons posent tour à tour des problèmes que rencontre la philosophie et d'autres sciences bien plus nobles. Le problème du bonheur est posé dans Desperate Housewives tandis que celui de la liberté est suggéré dans Prison Break et celui de la vérité est apparent dans Dr House.
     Finalement, en 2012, les prestigieuses Presses Universitaires de France ont lancé une collection totalement dédiée à l'analyse des séries ou feuilletons télévisés. Certains y verront un nivellement vers le bas du niveau de la pensée alors que d'autres seront satisfaits de cette ouverture d'esprit.

             II- Une réussite surprenante : Quel type de série pour quelle typologie de spectateurs ?
                  a) Une réussite que personne ne prévoyait 
    La surprenante réussite de PBLV vient d'abord du fait que la série était rapidement vouée à disparaître. Effectivement, la série ne démarre qu'avec 6/7% d'audience alors que le but était de commencer avec au moins 15% d'audience. L'audimat a du mal à décoller et la série est quasiment sur le point de s'arrêter seulement quelques mois après avoir débuté.
    Néanmoins, ces premières déceptions n'empêchent pas les directeurs de France 3 d'espérer que la sauce prenne alors que personne n'y croyait vraiment. L'Express disait par exemple :"Personne ne pariait un kopeck sur PBLV". Finalement, les 15% d'audimat sont atteints en Mai 2005, soit 3,6 millions de téléspectateurs. La série ne cessera de devenir populaire.
    Après quelques années difficiles, même les Anglo-Saxons, maîtres du soap opera, saluent le succès de PBLV :"Les Français ont enfin maîtrisé l'art du soap opera", selon le New York Times.        
     
                  b) Quel type de série pour quelle typologie de spectateurs ? 
                              1- Une série au départ réaliste, mais rapidement hybride    
      Journalistes et critiques s'accordent à dire qu'au début, la série est trop fade et que la peinture sociale est trop "clichée". Arrivent alors de nouveaux producteurs qui vont donner un sens plus romanesque à la série et des intrigues plus vivantes. Pour Michelle Podroznik (productrice de la série) :"On a mis des amphétamines dans le scénario."
    PBLV, qui s'annonçait être une série tranquille, devient le théâtre d'intrigues policière avec des meurtres, des assissanats, toujours mêlés à des histoires de la vie de tous les jours. PBLV a su quasiment réinventer un nouveau style de soap opera, celui d'une fiction à la fois très réaliste, mais aussi très dynamique avec des scénarios parfois un peu farfelus.
     Rapidement, "Plus belle la vie" ne porte plus vraiment son nom tant les histoires difficiles submergent peu à peu les personnages, dont aucun n'est épargné. On intègre des personnages volontairement méchants comme Charles Frémont. Olivier Szulzynger (scénariste de PBLV) en vient même à piétiner les règles du soap opera en faisant primer l'histoire sur les personnages et non l'inverse.

                              2- Une série avec des intrigues très structurées
    Ce qui fait la force de PBLV, c'est cette capacité qu'ont les scénaristes de pouvoir structurer des intrigues et de les faire s'imbriquer entre elles lors d'un même épisode, ce qui empêche le spectateur de s'ennuyer véritablement.
      Chaque intrigue avance chaque jour à son rythme. Chaque épisode se divise en trois "arches". La première arche dure deux, voire trois mois et forme le socle romanesque et l'intrigue principale du moment. Le seconde s'étale sur une semaine ou eux et aborde des faits de société comme l'avortement, le racisme, l'alcoolisme, l'amour chez les jeunes ou chez les vieux. Enfin, vient une troisième "arche" qui appartient à la comédie des moeurs qui ne dure qu'une ou deux journée(s).

                              3- Un public très diversifié
      Le programme de France 3 s'est imposé en quelques années comme un rendez-vous familial fédérateur et doté d'une audience proprement atypique, qui montre que la série ne correspond à aucune cible précise : des riches et des pauvres, des jeunes et des vieux, des ouvriers et des chercheurs du CNRS.                                  

             III- Comment expliquer un tel succès ?
                     A) Le choix crucial de la ville de Marseille
    Selon les dires des producteurs, le choix de la ville de Marseille a été très naturel. Pour eux, la série ne pouvait se dérouler dans une autre ville. Mais pourquoi ce choix de la ville de Marseille ?

                              1- Une ville très méfiante par rapport au pouvoir central et à l'élite
     Ce qui caractérise Marseille, d'un point de vue historique, c'est cette distance prise avec le pouvoir central. Elle s'est toujours plus tournée vers l'extérieur que vers l'intérieur. Marseille ne s'est jamais véritablement conformé à la puissance parisienne. La cité phocéenne s'est faite tour à tour remarquer par sa posture, embrassant le girondisme sous la révolution ou bien le libéralisme sous la Restauration.
     Aujourd'hui encore, les scores élevés de l'extrême-droite témoignent d'une méfiance de beaucoup de Marseillais par rapport à la centralisation du pouvoir autour de Paris. Sous la révolution, le conventionnel Fréron, qui déteste cette cité, décide de l'humilier en l'appelant la "Ville sans nom" par arrêté du 6/01/1794.

                              2- Une ville remplie de clichés
         Marseille est historiquement montré du doigt par les gouvernements du 18ème et du 19ème siècle comme la ville qui n'est pas patriote et qui tient peu à la France. Le Marseillais a le rôle ingrat d'incarner le contretype du bon français.
         Il paraît souvent ridicule, hâbleur, fort en gueule, presseux, vulgaire. Le Marseillais est censé se nourrir d'ail, de pastis et de bouillabaisse. Il est aussi malhonnête homme. Marseille est aussi le symbole de l'insécurité, avec les fameux "quartiers nords" où la délinquence serait la plus élevée de France, ce qui est faux car elle pointe à la 19ème place en ce qui concerne la délinquence.  

                              3- Une ville très tournée vers l'extérieur et très mixte (culturellement et socialement)          
         Marseille a toujours été considérée comme la "Porte de l'Orient", la ville ouverte, à de grandes vagues migratoires (1 Marseillais sur 4 est italien en 1914). C'est pour cette raison que PBLV promeut le "vivre ensemble". Marseille représente bien la diversité des populations de France.
          La cité phocéenne est aussi caractérisée par cette proximité entre les habitants d'un quartier, caractéristique très spécifique à la ville. L'ambiance y est souvent conviviale et s'oppose à la philosophie individualiste triomphante.
          Cette diversité sociale est aussi la résultante d'une typologie particulière des quartiers de Marseille. En effet, Marseille n'est pas une "grande ville" mais un assemblage quartiers bien distincts. On rescence en tout 111 petits quartiers qui ont chacun une identité propre. Aussi, on ne distingue pas comme dans les autres grandes villes de France des distinctions fortes entre les quartiers du centre-ville et les autres. Il reste encore à Marseille des quartiers populaires dans le centre-ville même si cela tend à changer.
                           
                              4- Le refus du pittoresque
     Même si Marseille a été choisie pour certaines de ses caractéristiques, PBLV se refuse d'être une série au style pittoresque. Il ne s'agit en aucun cas d'une série véritablement régionale. Effectivement, seul un des personnages a l'accent du sud (et ce n'est même pas l'accent marseillais).
     Pour Olivier Szilzynger :"PBLV n'est pas un feuilleton marseillais. C'est un feuilleton qui se passe à Marseille". Et même si les lieux marseillais sont de plus en plus cités, il n'est pas question pour les producteurs que les lieux retranscrivent un certain régionalisme.
     Aussi, les références locales sont peu présentes. Elles passent surtout par la cuisine, qui a un aspect très universel et qui met (presque) tout le monde d'accord. Par ailleurs, l'OM est quasi-inexistant alors que la série se passe à Marseille. Seule une écharpe dans le bar de Roland Marci est là pour rappeler cet attachement local au football.
    Au contraire même, les Marseillais ne se reconnaissent pas du tout dans PBLV. Pour eux, la "réalité de la ville" est cachée et la série est trop aseptisée et ne montre pas les véritables problèmes de la ville (pollution, déchets non ramassés parfois). La région PACA est seulement la 8ème région qui regarde le plus PBLV.                        
       
                     B) Une diversité dans les thèmes abordés et les personnages mis en scène
     Selon Eric Macé, sociologue français, la télévision française est très peu métisée et reste très largement "blanche". Il y dénote un décalage évident entre l'image que donne la télévision et la réalité bien plus métisée de la France.
     A la fin des années 1990, le CSA lui-même s'inquiète de ce manque de diversité et encourage fortement les chaines de télévisions à montrer plus de diversité. PBLV frappe là où la plupart des chaînes françaises manquent à l'appel. La série propose un programme avec beaucoup de mixité culturelle qui est très vraisemblable à la société française actuelle.

                     C) Une série véritablement réaliste ?
                              1- A première vue, non
     A première vue, même si le but premier de la série était le réalisme social, on s'aperçoit vite que ce n'est plus vraiment le cas. Le tournant romanesque visant à le sauver d'une audience catastrophique l'en a considérablement écarté.
     Le quartier paisible s'est vite transformé en enfer. On dénombre 100 meurtres à partir de Janvier 2011. Pour ceux qui restent vivants, ils finissent souvent en prison ou en garde à vue.  

                              2- Une série réaliste dans la manière de filmer
     Si PBLV est une série réaliste, c'est notamment par rapport à la manière dont sont réalisés les épisodes. En effet, les comédiens ne recoivent leur texte que quelques jours avant le tournage. Pour Hubert Besson :"Les comédiens jouent jouent quasi en direct. Cela permet de garder une certaine fraicheur"  
           
                              3- Des personnages très travaillés dont on comprend la psychologie        
     Ce qui rend le feuilleton réaliste, c'est que les personnages évoluent dans un monde parallèle étonnamment proche parce que connecté sur le plan chronologique : on y fête Noël et le Jour de l'an en même temps que dans la vraie vie, et les références à l'actualité font que cet univers revêt à force un vernis de réalité.
     Au bout d'un moment, les personnages que l'on côtoie n'ont plus de secret pour nous car on connait leur psychologie. On sait comment ils vont réagir.Les personnages sont investis et revêtu d'une certaine identité. Aussi, PBLV emprunte des tics langagiers de la jeunesse que l'on entend souvent comme "mythonner", "vite fait" ou encore "trop pas".

                              4- Des sujets de société traités qui sont d'habitude tabou à une heure de grande écoute
     Ce qui fait la force et le réalisme de PBLV, c'est de parler de sujets très polémique que l'on entend tous les jours dans les médias comme le sida, la drogue, l'islamisme, l'extrême-droite, l'ultragauche, l'homophobie, le racket, le viol, ce qui est assez exceptionnel pour un programme français.
     Aussi, il n'y a pas ou peu de clichés : Les personnages âgées ont une sexualité avec parfois des jeunes (Mme Vitreuil et Rudy). Même si la série n'est pas un documentaire, on y parle parfois de faits historiques douloureux comme la Guerre d'Algérie.                        

             IV- La politique dans Plus belle la vie
       Même si le but premier d'un soap opera est de racoler très largement sans se poser de question sur sa couleur politique, PBLV, en abordant des questions de société, et en racontant les histoires d'une certaine manière prend inconsciemment parti dans la débat politique. Mais comment la série prend parti ? Le feuilleton est-il de droite ou de gauche ?

          a) Une droite ridiculisée
       La droite est ouvertement ridiculisée dans PBLV. Les personnages de droite sont crées pour faire en sorte que les spectateurs ne les aiment pas. Ils sont à l'image de ce que la gauche pense de Sarkozy ou bien des hommes politiques de droite.
       Déjà, le personnage de Mirta, catholique et sarkozyste de service, est présentée comme débordant de préjugés et d'a priori. Elle juge toujours sans savoir et passe son temps à faire la morale, ayant l'air profondément ringarde.
       Quant à Charles Frémont, le méchant de service, il fait partie de cette droite décomplexée. En tant d'hommes d'affaires, il entretient des relations étroites avec le représentant politique Charles-Henri-Picmal
       Pour ce qui est de Vincent Chaumette, il apparaît comme un véritable requin, corrompant les élus et considérant l'argent comme seul et unique but dans la vie. Il est antipathique à souhait.
       Le pire reste Charles-Henri-Picmal qui ne cesse de parler d'insécurité et d'alimenter les tensions raciales pour les exploiter politiquement et surfer sur les peurs. Il passe son temps à parler de "racailles" et de "parasites"
       Au final, PBLV passe son temps à ridiculiser la droite et à l'assimiler à la corruption et au vice de l'argent d'une manière assez superficielle et pas vraiment subtile.                              

          b) Une extrême-droite en guerre contre PBLV
       Si les téléspectateurs de droite de PBLV se plaignent peu de la série, ce n'est pas le cas de l'extrême-droite qui est véritablement en guerre contre PBLV. Elle passe son temps à se dire choquée de ce qu'elle pense être une "promotion de l'homosexualité et du metissage".
       Selon l'extrême-droite, PBLV serait un programme profondément "anti-français" qui donne une mauvaise image de la police et une bonne image de l'intégration de jeunes issus de l'immigration. Elle se plaint que les évènements décrits soient loin de la réalité.      

          c) Une série à gauche  
       Le fait que PBLV soit une série de gauche n'est pas directement dit mais se comprend au fur et à mesure en regardant la série. Tout simplement parce que les personnages ne parlent quasiment jamais de politique dans le feuilleton, ce qui gâche en partie le réalisme de la série.
       La séquence la plus anti-sarkozyste de PBLV reste cet épisode de début janvier où les personnages s'exclament à l'unanimité qu'ils souhaitent le changement, faisant indirectement référence au slogan de François Hollande, sans aller plus loin. Aussi, Thomas s'exclame à un moment donné :"Je voterai pour celui qui légalisera le mariage homosexuel", ce qui correspond à dire qu'il votera pour François Hollande.
       Au final, la gauche, représentée par Blanche Marci est celle des bon sentiments, du consensus sur des valeurs minimalistes qui réunissent le plus grand nombre ou presque (tolérance, anti-discrimination).  
     
            d) L'aspect politique est peu développé au final    
       Même si un certain nombre d'évènements font référence au domaine de la politique, PBLV reste un programme citoyen dont la barre philosophique n'est pas placée très haut et qui recule devant la perspective du conflit d'idées, forcément moins consensuel.    

jeudi 4 avril 2013

Analyse du Film Les Amants Crucifiés de Kenji Mizoguchi

Introduction : Les Amants crucifiés, présentation du film et des personnages
     Le film Les Amants crucifiés est l'adaptation d'une pièce du célèbre auteur Chikamatsu (1653-1725). En effet, la filmographie de Mizoguchi prend en compte beaucoup d'adaptation de romans et de pièces de théâtre.

           ° Le "style Mizoguchi"

     On assimile souvent Mizoguchi à un certain style, le "style mizoguchi". Il s'agit de longs plans séquences avec très peu de gros plans et des mouvements de caméra qui suivent les personnages, à la grue, avec des effets de travelling ou de plongée. Il y a aussi un désintérêt pour les raccords et le découpage. Même si la profondeur du champ idole et disperse les êtres dans une solitude, les continuelles ruptures font que les histoires se heurtent. Les désirs sont révélées et à chaque fois coupés. Cependant, on ne peut réduire Mizoguchi à ce style tant il a du s'adapter pour ses différentes oeuvres. Il développe des thématiques souvent différentes, tels que le thème épique dans La vengeance des quarante-sept Ronins ou encore le réalisme dans L'Elégie d'Osaka.
   On a souvent considété Mizoguchi comme le plus cruel et le plus moral des cinéastes. Le plus moral car il était très réservé dans sa représentation des passions humaines, le plus enclin à respecter les souffrances et les joies et le plus cruel car le plus doué pour en tracer la trajectoire tendue, la plus résignée. Il y a toujours quelque chose d'exprimé sur la misère des êtres. Il était parmi les plus cruel et les plus moraux des cinéastes et parmi les plus silencieux aussi.
     En adaptant cette pièce de théâtre au cinéma, Mizoguchi a voulu faire des Amants crucifiés une "tragédie sociale". Le scénario de Kawaguchi, fidèle en cela à Chikamatsu, insistait sur le thème de la fatalité. En soi, l'expression de "tragédie sociale" met en relief l'ambivalence du projet car la tragédie convoque d'autres déterminations que celles constituées par les seules conditions sociales. En ce sens, Les Amants crucifiés est un film hybride.
    Les Amants crucifiés met en place une histoire profondément tragique et inflexible à partir d'une vulgaire histoire de transactions financières. On remarque déjà que la scène de départ est filmé 4 fois et aborde toujours des idées tragiques (crucifixion, fuite des amants Mohei et O-San, et supplice de la femme de l'imprimeur et du premier ouvrier).
    Cette relation impossible entre cette femme mariée et cet homme plus âgé pour des raisons économiques est symbolique d'une "tragédie sociale", tragédie d'autant plus prévisible qu'il est question de production de calendriers. Les personnages anticipent en quelque sorte leur propre destin.
    On est clairement dans une tragédie bourgeoise qui n'est pas ordinaire. Comme dans la quasi-totalité des films de Mizoguchi, ce dernier fait preuve d'humanisme et peint les femmes comme des victimes de l'injustice des hommes et du systèmes économique ainsi que de la violence des passions.
    Mizoguchi aborde les thèmes qu’il a développé tout au long de sa fructueuse carrière : la soumission et l’injustice faite aux femmes, le poids de la tradition, la cupidité, la lâcheté des hommes et le pouvoir de l’argent. L’adultère y apparaît comme une véritable leçon de philosophie, une revendication du droit au désir dans une société corsetée par les lois et la tradition.

                 ° Le contexte historique

  L'action des Amants crucifiés se situe à Kyoto, au 18ème siècle, en plein coeur de la période d'Edo. Après plusieurs siècles de guerres féodales, la période transitoire d'Azuchi-Momoyama (1975-1603) marque la réunification progressive du Japon, jusque là divisé en une multitude de fiefs, détenus par les samouraïs pour les daimyos (seigneurs féodaux). Trois généraux apparaissent pour unifier l'Empire. Oba Nobugana conquiert le centre de l'archipeln et notamment Kyoto. Il y impose une unité militaire ainsi qu'une politique forte. Trahi par l'un de ses généraux, il se suicide en 1582.
  Tototomi Hideyoshi lui succède et continue d'unifier le pays par des conquêtes et des segments d'allégeance des daimyos. En 1953, il se proclame chef militaire du Japon, et en 1595, tout le pays est à ses ordres. Mais Hideyoshi meurt en 1598, et c'est le général Tokugawa lesayu qui achève l'unification du pays, notamment grâce à la bataille décisive de Sekigahara en 1600. Cette bataille est un évènement majeur dans l'histoire du Japon. Elle met en conflit Tokugawa lesayu et les partisans de son ancien maître Hideyoshi. L'enjeu était le pouvoir économique, militaire et social ur un Japon enfin unifié. Remportée par Tokugawa, cette bataille est surnommée :"Bataille qui décida de l'avenir du pays".
   Tokugawa, nommé shogun par l'empereur en 1603, devient le véritable dirigeant du pays. Dès lors, il va instaurer sa propre dynastie, qui règnera durant près de trois siècles de paix intérieures. Tokugawa installe son quartier général à Edo (actuelle Tokyo), qui devient la nouvelle capitale shigunale. C'est le début de l'ère.

                 ° Synopsis

  L'action se déroule au Japon en 1684. Ishun est Grand Imprimeur à Kyoto, capitale impériale du Japon, et créancier de nombreux courtisans. Ishun est mariée à O-San, de trente ans plus jeune que lui, que son frère Dôki Gifuya puis sa mère pressent d'éponger les dettes familiales. Mohei, qui est le meilleur employé d'Ishun et tient ses comptes, se propose de tirer sa maîtresse d'embarras. Un autre employé, Sukeimon, surprend Mohei et menace de le dénoncer s'il ne le fait pas profiter de sa prétendue filouterie. Plutôt que de commettre ce vol, Mohei se dénonce à Ishun. O-San est sur le point de se dénoncer à son tour, lorsqu'O-Tama, une jeune servante sur laquelle Ishun exerce un droit de cuissage, s'accuse pour protéger Mohei. Ishun fait enfermer Mohei. O-Tama révèle à O-San les infidélités d'Ishun. Pour le confondre, O-San échange sa chambre avec O-Tama. Sukeimon se rend compte que Mohei s'est échappé et le trouve dans la chambre d'O-Tama en compagnie d'O-San à qui il faisait ses adieux. Mohei s'enfuit mais O-San se retrouve considérée comme adultère. Lorsqu'Ishun lui enjoint de se suicider, elle s'enfuit à son tour et rejoint Mohei.
Soucieux d'étouffer le scandale, Ishun essaie de faire retrouver sa femme et punir Mohei, le tout discrètement. Les digniteurs qui lui doivent de l'argent veulent retourner la situation à leur profit en l'obligeant, mais son concurrent Isan veut tirer parti du déshonneur qui s'abattrait sur lui si sa femme était publiquement arrêtée en fuite avec un homme.
O-San et Mohei sont sur le point de se noyer dans le lac Biwa pour échapper à leurs poursuivants quand Mohei déclare son amour à sa patronne. Dès lors, celle-ci ne veut plus mourir mais vivre auprès de lui. Sur dénonciation du père de Mohei, ils sont finalement rattrapés par les émissaires d'Ishun qui ramènent O-San chez sa mère et son frère. Mohei parvient à la rejoindre. Les deux amants refusent de se séparer. Le frère d'O-San les fait arrêter. Pour ne pas avoir dénoncé sa femme, Ishun est dépossédé de ses biens et perd sa charge au profit d'Isan. O-San et Mohei sont crucifiés pour adultère.
 
                   ° La place des Amants crucifiés dans l'oeuvre de Mizoguchi
  Les Amants crucifiés se situent parmi les chefs d'oeuvre des années 1950, c'est-à-dire le second âge d'or du cinéma japonais de Mizoguchi. Après avoir surtout tourné des mélodrames dans les années 1920, Kenki Mizoguchi s'essaye au réalisme critique et sociologique à partir des années 1930 et Les Amants crucifiés en font largement partie.

                   ° L'analyse des personnages    
¤ Analyse de Ishun :  On ne distingue aucun trait torturant pour l'interdit. On ne décèle que de la gène, de la pudeur ou encore de la chasteté. Seul Ishun peut être analysé comme un personnage ayant des refoulements et un investissement libidinal (quand il dit à O-Tama qu'il va la harceler jusqu'à ce qu'elle soit consentente). Pour Ishun, argent et érostime sont liés car  quasiment toutes ses dépenses y sont presque consacrées (il refuse même de prêter de l'argent à sa soeur et à quiconque), d'autant plus qu'Ishun est un chonin (un bourgeois, un parvenu) dans une époque, la période Tokugawa, où domine l'éthique samuraï. Dans la tradition, un samuraï se donne la mort en cas d'adultère alors qu'un chonin pour s'arranger et négocier ses désirs monétairement
 ¤ Analyse de Mohei : Mohei est un kabuki. On distingue deux types de kabuki : le tateyaku (solide, fort et habile) et le nimaine (fragile, faible et imprudent). Mohei est ici clairement un nimaine. En effet, il est malade dès le début et comme dans la tradition du kabuki, il s'immobilise au premier plan en une pose efféminé et alanguie qui trahit sa fragilité. C'est un homme doux, sensible et scrupuleux. Même s'il a l'air peureux, ses choix ne sont jamais hasardeux. Il éprouve à chaque fois de la compassion et de la peur. De la compassion pour O-San qu'il ne veut pas voir souffrir. Il a aussi peur de la sexualité et de l'amour. Il rappelle qu'il n'est jamais allé voir une geisha. Il tremble lorsqu'il doit imprimer ce tampon sur cette feuille blanche. Mohei est un personnage tâtonnant et incertain, un homme faible en somme.
¤ Analyse de O-San : On ne distingue pas de pulsion amoureuse refoulée. Elle est simplement bafouée par les manoeuvres de sa famille et l'insolence de son mari. C'est une femme pétrifiée par la honte. O-San est représentative d'un héroïne aristocratique. Elle est drapée dans sa pudeur, piétinée et isolée des autres. Elle est en train de rêver lorsqu'elle nettoie cet instrument de musique. Elle rêve d'une autre vie qui s'ouvrirait à elle.

     I- Une critique de la société féodale japonaise du 17ème siècle 
    Dans Les Amants crucifiés, Mizoguchi dénonce la corruption et l'hypocrisie du Japon féodal, société fondée prétendument sur les valeurs chevaleresques de l'honneur mais en réalité sur le pouvoir de l'argent, et où la cupidité et le conformisme social (la peur d'être « déshonoré ») écrasent tragiquement l'amour et l'honnêteté. Il prend la défense des innocentes victimes de cette société pervertie, et d'abord des femmes.


       a) Une société prétendument fondée sur des valeurs chevaleresques de l'honneur mais bâtie en réalité sur le pouvoir de l'argent et la domination masculine

                  1- L'argent, source de corruption et d'avarice universel

  Le maître (Ishun) possède un pouvoir économique considérable mais est aussi d'une avarice complètement répugnante. Il refuse à O-San de lui prêter de l'argent qui servirait à sauver sa propre famille qui est en ruine. Cette avarice est accentuée par le fait que la somme demandée est dérisoire pour le maître (seulement un demi kan d'or) alors qu'on le voit à la suite du film payer huit kan, et sans marchanger, un travail de calligraphie.
      Aussi, Ishun refuse même de prêter de l'argent à sa propre soeur (11:45), mais aussi à Mohei, qui est pourtant un employé qui fournit un excellent travail. Lorsque Mohei lui parle de cette somme dérisoire qu'il souhaite emprunter, le maître lui répond qu'il ne veut rien lui prêter car "peu ou beaucoup d'argent, c'est mon argent".
   Qui plus est, son refus d'aider sa belle-famille est plus que discutable puisqu'il n'aurait jamais pu épouser une femme bien plus jeune et belle que lui si, justement, sa famille n'avait été désargentée. En apprenant les infidélités de son époux, O-San fustige son hypocrisie : peu avant, il exprimait sa condamnation au passage du cortège de deux condamnés à mort pour adultère.
      Un peu plus tard, on assiste aussi à cette scène où Mohei signe avec le tampon une feuille vierge où il pourra mettre la somme qu'il veut. Cependant, le maître le voit faire sa manoeuvre et lui demande de s'expliquer. Mohei finit par avouer qu'il voulait emprunter un demi kan d'or mais promet de les rendre rapidement. Ishun finit par accepter mais seulement si Mohei lui donne un demi kan d'or en échange pour qu'il ne le dénonce pas. L'argent est ici, et c'est le cas dans l'analyse marxiste, une source de corruption universelle. C'est d'autant plus vrai que cette pratique semble assez habituelle. Mohei s'exclame :"Nous avons souvent agi ainsi pour des dommes importantes" (22:45)

                  2- Une corruption jusque dans les hautes instances du pouvoir

   Dans Les Amants crucifiés, Les détenteurs du pouvoir légal (les fonctionnaires) sont asservis à ceux du pouvoir économique (le bourgeois Ishun) par leurs dettes, mais en retour ils exercent sur eux le pouvoir des symboles : celui d'anoblir ou de dégrader. Qu'ils s'entendent entre eux, lorsqu'Ishun achète les courtisans en leur prêtant de l'argent, ou qu'ils se fassent concurrence, lorsqu'Isan fait tomber Ishun, c'est toujours aux dépens des cœurs purs.
     On voit aussi dans le film que la corruption se fait aussi entre les bourgeois et les nobles. Ishun dit (9:00) :"Ces nobles daignent boire avec nous quand nous payons". On observe ici toute l'hypocrisie du Japon féodal où ce ne sont pas les valeurs chevalresques et le mérite qui permettent de gravir les échelons de la société mais plutôt l'argent et la corruption.
      Cette corruption est l'objet d'une parfaite mise en scène (46:00) où le Maître invite des grands seigneurs car c'est un jour de fête où il publie ses calendriers. On s'en qu'ils s'arrangent entre eux. Le maître s'exclame :"Je vous serais obligé de lui réserver les mêmes faveurs que celles que vous me comblez". Les arragenements sont transverseaux. Mizoguchi montre finalement que la corruption est un fait généralisé et qu'elle arrange tout le mone puisque personne n'a vraiment l'air de vouloir la combattre.
      Cette volonté de franchir les échelons de la société à travers l'opportunisme est aussi montrée (49:20) où deux hommes discutent en présentant l'idée que Ishun pourrait perdre sa place. Ils s'imaginent franchir les strates de la société par des petits arrangements. L'un deux dit :"Un simple commerçant aidé par le Palais pourra devenir l'égal d'un samouraï", comme si cette pratique était finalement assez courante et révélatrice de l'époque.

                  3- Une domination masculine évidente    

     Tout d’abord, Mizoguchi ne manque pas de réutiliser un thème important à ses yeux, celui de l’exploitation et la dénonciation de l’homme par l’homme, et de la condition féminine de son époque et de l’époque féodal.
     Mizoguchi dénonce une soumission totale de la femme dans un système exclusivement régi par les hommes. Osan a été obligée d'épouser un riche marchand bien plus vieux qu'elle et qui - lui - peut se permettre de faire des avances ouvertes à sa servante, alors que la véritable histoire d'amour de sa femme pour Mohei sera irrémédiablement condamnée par la mort. Les hommes sont donc une nouvelle fois dépeints comme des êtres faibles et véreux, opprimant la gente féminine selon une supériorité abusive. Mohei est certes en marge du système, mais n'est que faiblesse : il s'enfuit de peur d'être emprisonné et refuse d'abord à succomber à l'amour pour Osan de peur des représailles.
      Cette hégémonie masculine est fortement symbolisée par la domination d'Ishun sur tout le monde et notamment sur les femmes. A (09:17), toutes les femmes se mettent à genoux devant lui. C'est une représentation de la domination masculine de l'élite. La caméra fait un mouvement qui va de gauche à droite, suivant les femmes qui se mettent à genoux. La domination continue et écrsante se déroule sous nos yeux avec toutes ces femmes qui se mettent à genoux les unes après les autres en même temps que les mouvements de la caméra.
       Tout comme beaucoup de ses films, Mizoguchi expose sa vision très féministe de la société et cette rébeillion de la femme face à un système très machiste et misogyne. Mohei, l'homme faible, est confronté à cette riposte orale de plusieurs femmes sans réussir à justifier le traitement qui leur est infligé. L'un d'entre elles s'exclame (16:25) :"Les homme ont le droit de fauter mais on crucifie la femme pour cela. Quelle affreuse injustice !". Mohei se contente de répondre :'Si, mais nul ne doit aller contre la loi. C'est pourquoi on punit". Il n'est pas en fase avec lui-même et dit cela parce qu'il est sous un rapport de domination. C'est comme si Mizoguchi s'adressait directement au spectateur à travers cette scène.

       b) Une société où la cupidité et le conformisme social (la peur d'être "déshonoré") écrasent tragiquement l'amour et l'honnêneté dans une cruauté intense

                    1- Un rapport de domination entre classes sociales

   Comme à son habitude, Mizoguchi sait très bien utiliser les décors des habitations et des constructions japonaises pour y faire passer les messages qu'il souhaite. Les idées se succèdent à la travers la forme des habitations ainsi que les mouvances des personnages. Mizoguchi a d'ailleurs l'occasion d'aller dans toutes les pièces de la fabrique pour y montrer les rapports hiérarchiques entre les individus. La manière qu'ont les personnages de passer d'un lieu à l'autre montre leur façon d'être. Alors que Mohei frôle les murs, O-San est comme clouée par la honte et la pudeur au centre du plan et O-Tama tourne autour de l'homme dont elle s'est entichée.
      Les Amants Crucifiés souligne l’histoire de Mohei, un jeune homme réalisant des calendriers pour son patron, sous-payé pour son travail, en enrichissant copieusement son employeur. Ces rapports de domination sont montrés par ces reflexions d'Ishun qui entretien ces rapports. A (14:26) : "N'oublie pas que tu es employé" à Mehoi. Il lui rappelle ue lui-même appartient à la classe bourgeoise alors que Mohei est un simple prolétaire qui doit assumer le principe de réalité freudien.
       Cette domination de la classe bourgeoise sur la classe prolétaire est hiérarchique mais aussi, et bien entendu économique. Les employés sont sous-payés, ce que Marx appelerait des "salaires de subsistance" et peuvent à peine vivre. A (3:25) "Les employés sont à peine payés et ils "roulent sur l'or". On remarque aussi cette domination lorsqu'au tout début du film, Ishun oblige Mohei à se lever pour qu'il finisse le travail qu'il a à faire. Il s'exécute immédiatement pour ne pas frainer l'impératif de productif capitalite qui aliène l'homme.
       Enfin, le personnage d'Ishun est toujours appelé :"Le maître" et les autres personnages ne l'appelent jamais par son prénom Ishun. Sa seul appelation "maître" désigne ce qu'il représente ontologiquement aux yeux des autres qui se soumettent à lui.

                    2- L'amour acheté par l'argent et ne pouvant surpasser l'ordre social

  On comprend rapidement qu'O-San est un échange de bons procédés entre Ishun, représentant la bourgeoisie, et sa famille, dernier maillon d’une aristocratie décadente et ruinée, qui l’a mariée à un homme de trente ans son aîné. Elle n’a pas d'enfant, ne partage pas la même couche que son mari et ne semble éprouver aucun amour pour lui. C’est une femme esseulée, n’ayant d’autre choix que la carence affective qu'on lui impose et le renoncement aux plaisirs charnels. Mohei est un être faible. Au final, l'amour est acheté par l'argent. Il en est de même à (10:07) lorsque le maître veut que O-Tama se prostitue pour lui parce que c'est dans son "intérêt". Elle fait semblant de lui avouer qu'elle est fiancée avec Mohei mais Ishun s'en moque et souhaite entretenir une relation charnelle avec elle par le biais de l'argent alors qu'elle serait fiancée.
     Mizoguchi décrit une société féodale japonaise qui impose le renoncement aux sentiments. L’amour (et par extension la sexualité), se monnaye, il est intéressé. Vivre revient à renoncer à l’amour. Périr par amour est la seule liberté qui soit. Mizoguchi filme la recherche de cette vibration, même si le désir ne trouve sa forme idéale que dans l’anéantissement. Malgré son apparent pessimisme – toutes tentatives de bonheur et de jouissance en dehors des lois morales et sociales parfaitement injustes, sont vouées à l’échec et conduisent à la mort –, Les Amants crucifiés évoque la lutte entre le spirituel et le matériel. Mais cette lutte y est sublimée. Mizoguchi filme les pièces vides et crasseuses de l’imprimerie (à défaut d’avoir prévenu la police de la fuite de sa femme, Ishun fut destitué de tous ses biens) avant de montrer, dans un ultime plan rapproché, les amants s'avançant vers leur destin. Encordés dos à dos et les mains jointes, O-San et Mohei affichent un visage béat alors qu’ils sont livrés à l’opprobre public.
     A (39:00), On voit Mohei et Madame qui sont en fuite. Madame dit à Mohei qu'elle ne s'était pas tout de suite rendu compte à quel point son mari était avare et machiavélique. C'est un amour impossible entre Madame et Mohei car ils ne sont pas de la même classe sociale. Madame appartient comme le Maître à l'aristocratie pure alors que Mohei non.

 
    II- La naissance et l'aboutissement de l'amour entre Mohei et O-San :  Une exaltation très subtile de l'érotisme

    Mizoguchi tente de montrer que la force de l'amour est indifférente à cette société fondée sur l'argent et la recherche du pouvoir. La force de l'argent ne peut finalement pas contrôler la force de l'amour dans le film. Le sexe a deux visions dans Les Amants crucifiés, celle d'Ishun qui est profondément méprisable et celle de Mohei et O-San qui est l'aboutissement d'un amour certain et qui est bon.

             A) Des sentiments et des pulsions à priori refoulées pour des personnages abandonnés à leur sort

                    1- La conception de l'amour chez Mizoguchi

   Chez Mizoguchi, l'amour a toujours quelque chose de monstrueux ou de dérisoire. Il est un homme d'art. Il observe, avec compréhension ce que l'amour inflige à chacun de nous. L'érotisme naît ici du sentiment que la vie et celle de son conjoint sont liées. L'érotisme me n'est pas ici une simple pulsion ou une volonté de la reconnaissance du désir de l'autre mais c'est plus une manière d'accepter son sort.
     Mizoguchi s'intéresse ici à la formation et au développement du désir amoureux. Il fixe l'attention sur les individus. L’adultère y apparaît comme une véritable leçon de philosophie, une revendication du droit au désir dans une société corsetée par les lois et la tradition.

                    2- La thématique de l'adultère

  Il n’est pas ici question de « commettre » l’adultère comme on commet un crime mais de s’y livrer, de délivrer le désir de son carcan, de libérer les forces libidinales de corps trop longtemps soumis au refoulement et à la frustration.
  L’affirmation de l’adultère apparaît alors comme une contestation, une forme de résistance à l’ordre social puisque leur union n’aura d’existence que dans la transgression. Mohei et O-San vont consumer un amour sublime, irrévérencieux mais forcément éphémère. Chaque seconde passée ensemble est un sursis sensuel sur leur funeste sort.              

                    3- Une utilisation judicieuse de la profondeur et de la mise en scène pour exalter ces sentiments et ces pulsions refoulées

   Dès les premières scènes du film, toute la mise en scène de Kenji Mizoguchi consiste à démontrer l’isolement des personnages et le refoulement des sentiments, par les nombreux cadrages encombrés de poutres, de paravents et autres voilages du décor. Autant d’entraves physiques et psychiques à l’épanchement d’un amour que Mohei sait impossible. O-San est une femme trop accablée par la honte pour songer à l’ivresse de la passion, prise dans l’étau d’un mari volage qui dépense l’argent pour son seul plaisir (il fréquente les maisons de geishas et harcèle sexuellement O-Tama, la jeune domestique), d’un frère fainéant et insouciant, et des lamentations de sa mère. Souvent filmée en plongée, elle semble appesantie, clouée aux tatamis d’une demeure qui paraît elle-même coupée du monde.
   L'utilisation de la profondeur du champ est l'une des principales caractéristiques du style de Mizoguchi. L'emploi de la profondeur du champ permet à Mizoguchi de suivre le parcours d'un individu plutôt que de dépeindre son intériorité close.
  Dans Les Amants crucifiés, la profondeur du champ, redoublée par l'exploration de toute la largeur de l'écran semble avant tout destinée à abandonner les personnages à leur sort. L'effet de rupture est d'autant plus important que la manière qu'a Mizoguchi de filmer nous amène presque à considérer que les personnages regardent le spectateur et non leur interlocuteur, comme s'il y avait un appel au secours.

             B) La découverte du sentiment amoureux entre Mohei et O-San : le rôle des décors et d'O-Tama ainsi que leur rapprochement sur le bâteau

   La naissance du désir entre O-San et Mohei  résulte du choc entre plusieurs affects (compassion, peur chasteté, pudeur , culpabilité). Leur amour est conscient, formulé. Leur désir est d'autant plus stimulé qu'ils se retrouvent face à la problématique de la mort dans la scène où ils sont sur le bâteau.

                   1- Le rôle des décors

  Les actions se déroulent d'accord au centre de chaque décor. Lorsque O-San et Mohei sont en bâteau, ils sont au centre du lac Biwa. Lorsqu'ils s'enlassent au début du film dans cette petite pièce, ils sont aussi au centre. Mizoguchi associe la manière dont l'espace est utlisé à l'intérêt des scènes en questions. Plus l'action se passe au centre d'un point de vue physique, plus elle est au centre du point de vue de l'intérêt même de la scène. Ici, le fond et la forme s'assemblent pour ne faire qu'un.
- Les décors des Amants crucifiés permettent l'expression d'un certain lyrisme et d'une symphonie. On passe de l'atelier à la forêt et au lac. On passe dans chaque lieu à des destinées sentimentales directes.

                   2- Le rôle d'O-Tama  
   
  Elle a un rôle essentiel. On a l'impression qu'elle "dispose la scène", comme si elle faisait en sorte que l'intrigue s'installe par ses soins. Sa tendresse et son humilité dégagent une atmosphère de recueillement grâce à laquelle les premiers sentiments entre Mohei et O-San peuvent s'épanouir. O-Tama est celle qui donne l'air que Mohei et O-San respireront. Elle prépare les scènes où ils se voient avec minucieusement, les laissant se découvir. O-Tama sera par la suite délaissée et les seules fois où on la verra, ce sera lorsqu'elle sera moquée par les autres femmes. Elle a au final rempli son rôle de faire se recontrer Mohei et O-San et peut finalement s'en aller.
    Convaincu qu’il ne sera jamais pardonné par son maître, Mohei décide de s’enfuir. Il veut prévenir O-Tama de son départ mais trouve O-San dans la chambre de la domestique. À l’origine de cette situation, elle le supplie de ne pas s’enfuir, l’agrippe, ils trébuchent, le paravent s’ouvre : le flagrant délit d’adultère est constaté. Mohei parvient à s’échapper. Ishun, rentrant tout juste de ses excursions nocturnes, est rapidement mis au courant de l'événement. Il demande à O-San des explications qu’il n’entendra évidemment pas. Il lui rappelle alors le respect du à son rang et lui tend le sabre et l‘auto châtiment qu’il implique. Exaspérée par son mari, O-San quitte le domicile conjugal. En fuite tous les deux, O-San et Mohei se croisent par hasard dans les rues de Kyoto, alors qu’ils partaient dans deux directions opposées. Désormais clandestins traqués mais pas encore amants, ils n’ont d’autres choix que d’atteindre le Lac Biwa pour se donner la mort.

                   3- L'acceptation des sentiments sur le Lac Biwa
     
      Ils sentent qu'ils peuvent mutuellement s'aider et finalement s'aimer pour se sauver. Même si Mohei a une peur évidente de l'amour et de la sexualité, il n'hésite pas à décrire ses sentiments face à la peur de la mort. La scène est d'autant plus intense qu'O-San change sa décision et décide de vivre car il lui donne une raison de vivre. Elle se redresse et finit par s'agripper à lui dans une scène quasiment de viol (Mohei est sur le point de perdre sa virginité).
     Lorsque O-San et Mohei sont sur le bâteau, on peut considérer que leur vie est comme le mouvement du bâteau. Elle se dirige un coup vers la vie et un coup vers la mort. Mais dès lors qu'ils arrêtent de bouger et que Mohei lui déclare son amour, le mouvement du bâteau s'arrête et leur vie cesse d'aller vers la mort et vers la vie. Elle s'arrête sur la vie car on voit O-San décider elle-même de continuer à vivre après cette déclaration de Mohei qui fait suite à l'arrêt du mouvement du bâteau et l'arrêt de sa pulsion de mort qui laisse place à la pulsion de vie.




             C) Une histoire d'amour très construite et presque érotique qui s'achève par la mort des deux amants de manière fatale

                  1- Une histoire d'amour très cruelle à travers la lumière et la symbolique du chiffre 3

   La lumière est cruelle dans les Amants crucifiés car elle est très peu contrastée, peu nette et imprécise. Le film est à la fois éclairé de blancs crus, presque aveuglants, et de gris froids, parfois métalliques. Cette lumière rend le film sombre, avec peu de nuances et très abrupte.
  Selon Artaud :"Il y a dans la cruauté qu'on exerce une sorte de déterminisme supérieur auquel le bourreau supplicateur est soumis lui-même, et qu'il doit être le cas échéant déterminé à supporter. La cruauté est avant tout lucide, c'est une sorte de direction rigide, la soumission à la nécessité."
       Dans Les Amants crucifiés, l'image (directe ou indirecte) d'amants crucifiés est montrée trois fois, montrant cette logique du chiffre 3 très présente dans la philosophie. Dans certains systèmes de pensée, le chiffre 3 serait caractéristique de l'histoire du monde. Le 1 serait le symbole de l'origine du monde, de sa pureté alors que le 2 serait le symbole du chaos que l'homme a instauré alors que le 3 serait le retour à un certain équilibré après le chaos.
      Force est de constater que Mizoguchi (sans le faire exprès peut-être) montre par trois fois des amants qui vont être sacrifiés mais jamais entièrement, par pudeur et morale face à cette cruauté inouïe. Les apparitions des crucifixions sont différentes de l'ordre établi par les symboles du chiffre 3.
    En effet, le chiffre 1 est montrée au milieu du film (24:00) lorsque deux amants sont montrés sur la croix à travers une pureté et une couleur unie qui ne bouge jamais tandis que le 2 (20:00) et la décadence de ce monde est montrée au début lorsque deux amants sont crucifiés et que l'on aperçoit d'ailleurs la critique sociale de l'époque "C'est injuste que ces amants soient crucifiés etc...".
     Finalement, le chiffre 3, qui correspond à la crucifixion de O-San et Mohei aurait du correspondre au retour à la pureté et la fin du chaos. Or, la vision de la société et du monde très pessismiste de Mizoguchi l'amène à envisager la suite de l'histoire dans un chaos sans fin. La dernière image du film est d'ailleurs celle des deux amants qui vont vers leur destin avec cette utilisation de la profondeur qui nous amène à penser que le chaos s'enfonce en l'homme tandis que la mort des deux amants est toute proche.
   
                   2- Une fin tragique

     L'embrasement du désir sanctionne l'enchaînement de deux destinées. Ici, se désirer, c'est s'allier dans un destin commun qui ici sera tragique. Cette petite cabane où ils se trouvent vers la fin du film est symbolique de leur cloisonnement. Ils ne peuvent échapper à leur destin, telle une fatalité. On vient d'ailleurs les chercher dans cette cabane, comme s'ils attendaient le châtiment. A la toute fin, Mohei revient voir O-San et ils s'enlacent sans avoir peur du regard de cette femme. L'amour de Mohei pour O-San lui a fait franchir un cap. Cette confiance qu'il accorde en elle lui permet de dépasser cette peur des autres. Il se sent protégé par elle tout comme il la préserve.
       Au final, Mohei et O-San ne sont pas heureux d'aller au supplice mais ils y vont apaisés, comme s'ils étaient dans une situation d'ataraxie et cela en opposition au monde qui les entoure et à sa cruauté sans limite. Ce qui est érotique ici, ce n'est pas la mort mais le lien puissant qui unit les deux personnages.  
      Dans la scène finale, nous sommes amenés à voir O-San et Mohei en gros plan mais s'éloignent au fur et à mesure de l'écran, comme aspirés par leur destin, aspirés par la mort imminente qui les attend.

     Lien pour voir le film : http://www.youtube.com/watch?v=XrQiZyR3kWM