mercredi 25 juin 2014

Le rôle de la représentation cinématographique et la réception des oeuvres par le public


Introduction
                ° Qu'est-ce que la sociologie du cinéma ?
            Plutôt que de parler de la "sociologie du cinéma", il vaudrait mieux parler d'une sociologie du "cinéma et de ses publics". En effet, le cinéma n'existe que parce qu'il y a un public qui y oppose ou qui adhère aux représentations que le cinéma propose. Près de 95% des Français sont déjà allés au cinéma au moins une fois dans leur vie. Qui plus est, le cinéma est certainement le seul art dont tout le monde peut et ose émettre des jugements, que ce soient des jugements profanes ou savants.

                ° L'importance du cinéma dans une vie
           Chacun expérimente la salle de cinéma dès son plus jeune âge comme le fait remarquer Bertrand Mary avec les Walt Disney. C'est à cet âge qu'on apprend la "socialisation spectatorielle" (domestication du fauteuil, il faut retenir ses émotions et se concentrer pendant plus d'une heure).
           A l'adolescence, c'est là qu'on développe ses propres goûts en s'opposant à ses parents et qu'on veut avoir de nouvelles sensations (peur, suspense, passions sentimentale).

                ° A quoi s'intéresse la sociologie du cinéma ?
           Elément prépondérant de la culture des masses, le cinéma apparaît comme un objet d'étude privilégié d'un point de vue sociologique. La sociologie du cinéma s'intéresse principalement à trois éléments : 
     
      * L'étude du cinéma en tant qu'industrie culturelle et ses aspects socio-économiques (Horkheim, Adorno, Abruzze et les intellectuelles de l'Ecole de Francfort)
      * L'étude de la représentation sociale du cinéma en tant qu'institution sociale de production et de réception culturelle et artistique (Kracauer, Sorlin, Staiger, Boully)
      * L'étude du cinéma en tant qu'institution sociale de production et de réception culturelle et artistique (Morin, Javie, Esquenazi, Jullier)

        Pour Ian Charles Jarvie, ce champ d'études peut être regroupé sous quatre questions principales :
    ° Qui fait les films et pourquoi ?
    ° Qui voit les films, comment et pourquoi ?
    ° Que voit-on, comment et pourquoi ?
    ° Comment les films sont évalués et par qui ?

        Cet article analysera le rôle de la représentation offerte par le cinéma ainsi que la subjectivité de la réception des oeuvres cinématographiques par le spectateur. On tentera donc de répondre à la première, la deuxième et la dernière question.

                ° Les limites de la sociologie du cinéma
           La sociologie du cinéma a beaucoup de difficultés à objectiver sa science car beaucoup de réponses sont subjectives lors de la collecte de données. Quand on demande à quelqu'un combien de films il a vu, déjà, il n'est pas sûr du nombre et en plus, chacun ne sait pas toujours ce qui correspond exactement à un film ou non. Donc, grosse difficultés à objectiver la science donc finalement, beaucoup de subjectivité car :

       1) La capacité différentielle de mobiliser les ressources de la mémoire (fondée sur des expériences sociales très diverses de ce qu'est une évènement mémorable)
       2) La variation subjective de la définition du "film cinéma"
       3) Les diverses "attitudes de bluff" qui sont très présentes dans le déclaratif aux pratiques culturelles et qui amènent bon nombre d'enquêtes à parler, plus ou moins fréquemment, de films qu'ils n'ont pas vus

         I- Le rôle de la représentation offerte par le cinéma : représenter la réalité du monde social ou bien autre chose ?
                 Comment le sociologue peut analyser le cinéma ? Il peut l'analyser à travers les images, les signes et le langage (comme le fait la sémiologie et comme l'a fait Christian Metz, le fondateur de la sémiologie du cinéma).
                 Pour Georges Friedmann et Edgar Morin :"Tout film, même s'il traire d'art ou de la magie, est capable d'éclairer les zones d'ombre d'une société, de ses représentations et de son imaginaire (cf. Revue internationale de filmologie en 1955).
                 Dès lors, quel est le sens de la représentation cinématographique ? Représente-t-elle le réalité ou autre chose ? Cette opposition a historiquement débuté entre les Frère Lumières, partisans du cinéma "déclaque de la réalité" et Méliès, partisan des films oniriques. C'est de là que découle principalement les analyses sociologiques sur la nature des films et la projection cinématographique.

                 A) Le film comme reflet de la société : le "paradigme" de Siegfried Kracauer
                         1- Aux origines de la pensée de Siegfried Kracauer : étudier le cinéma pour comprendre les "dispositions psychologiques profondes" d'un peuple ou d'une population
                 C'est dans on ouvrage De Caligari à Hitler (1946) que la pensée du sociologue allemand débute. Faisant référence au film Le Cabinet du Docteur Caligari (1919) de Robert Wiene, Siegfried Kracauer développe l'idée que ce film est "symptomatique" des films qui ont amené Hitler au pouvoir en 1933.
                 Se rapprochant des études de Max Weber sur la musique, Kracauer analyse la production filmique du côté des réalisateurs et de leur "filtre". Le cinéma a cette particularité d'être toujours confronté entre la réalité et la fiction. Pour l'auteur allemand, même les films les moins réalistes portent des expressions et des caractères propres à une nation à une époque. Il parle de la "mentalité d'une nation".

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                         2- Qu'est-ce que la "mentalité d'une nation" ?
                 On distingue deux aspect dans cette "mentalité d'une nation" que Siegfried Kracauer voit dans la production cinématographique :

       * Un film n'est jamais un produit individuel. Un film est toujours la réalisation d'une somme de déterminants produits par toutes les personnes qui produisent le film. Cet ensemble de personnes produisants le film amène à cette "mentalité d'une nation" car ils deviennent la représentation de la société avec leurs personnalités et leurs positions sociales diverses
       * Les relations entre production filmique et réception par les spectateurs montrent que ces derniers influent sur le long terme sur la production filmique ce qui amène à réaliser la réalité d'une nation ainsi que sa "mentalité"

                         3- Comment le cinéma relève ces "dispositions psychologiques profondes" ?
                 Pour Siegfried Kracauer, c'est en analysant ce qui semble être invisible pour l'oeil su spectateur qu'on voit tous les signes et les symboles de la "mentalité d'une nation". Le sociologue allemand prend l'exemple de scènes banales comme le fait de serrer une main, le fait de marcher. Toutes ces analyses montrent que les personnages représentés à l'écran deviennent le symbole et la représentation des personnes de la vie réelle.

  
                         4- L'approfondissement de l'analyse de Siegfried Kracauer de Marc Ferro
                 Dans son ouvrage Cinéma et Histoire (1977), Marc Ferro approfondie les analyses de Siegfried Kracauer. Pour l'historien, le cinéma permet de donner un témoignage social selon trois modes :
   
       * A travers ses contenus : Les récits et les images sont représentatives de ce qui est valorisé ou non dans une société ainsi que ce qui est incohérent dans une société
       * A travers son style : Les choix techniques trahissent des choix qui sont dans le fond signifiants et que l'on peut interpréter
       * A travers sa façon d'agir sur la société : Certains films provoquent parfois des adhésions ou bien des malaises profonds. De manière générale, les films d'une société à une époque révèlent les idéologies de cette dernière
                 


                 B) Le film à la croisée des chemins entre réalité et imaginaire : la sociologie d'Edgar Morin
                         1- La démarche intellectuelle d'Edgar Morin
                 Contrairement à Siegfried Kracauer, Edgar Morin analyse le film et donc la production cinématographique en elle-même et non pas son reflet de la société. Pour le sociologue français, les films ont tous une "double nature" qui oscille entre l'imaginaire et la réalité. Pour lui, comme pour François Truffaut, c'est de la que provient le succès d'un film.

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                          2- Une approche autant sociologique qu'anthropologique
                 Edgar Morin développe cette double-approche dans deux ouvrages : Les Stars (1957) et Le Cinéma ou l'Homme imaginaire (1958). Pour lui, le cinéma dépasse les oppositions classiques (Hasard / Déterminisme ou encore Corps et Esprit).
                 Contrairement à André Bazin dans son opus Qu'est-ce que le cinéma ? (1976), Edgar Morin évoque "l'effet-cinéma" au sein duquel l'oeil cinématographique ne se substitue pas à l'oeil humain. Pour le sociologue français, le spectateur peut "corporaliser" les images pour leur donner une impression de réalité.
                En faisant une analogie avec la photographie, Edgar Morin montre que le cinéma correspond à la photographie mais à grande échelle. Le spectateur n'interprète donc pas des photographies sur petit écran mais sur grand écran, ce qui pour lui, décuple les possibilités d'interprétations.

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                          3- En quoi le cinéma est donc un fait anthropologique et sociologique ?
                 Le cinéma est prépondérant dans l'analyse sociologique et anthropologique car il est l'art qui développe le plus l'imaginaire et donc l'imaginaire social. En analysant les raisons pour lesquelles l'homme va au cinéma, Edgar Morin développe l'idée que l'homme veut voir des imaginaires sociaux (plus ou moins réels). C'est d'ailleurs en cela que les goûts cinématographiques sont si différents car les films proposent des représentations sociales très différentes car la société elle-même est composée d'individus très différents.
                 
                          4- Pourquoi le cinéma est-il "boudé" par une partie de la population ?
                 Le cinéma est parfois "boudé" pour plusieurs raisons :
       * Le cinéma épuise parfois les "charmes imaginaires"
       * Les inégalités sociales font que tout le monde ne peut aller au cinéma

                          5- L'institution cinématographique comme institution de l'imaginaire
                 Pour Edgar Morin, le cinéma est l'institution de l'imaginaire par excellence. C'est cet imaginaire qui nous permet d'étudier l'autre face du monde réel. Pour le sociologue français :"Le cinéma est la structure antagoniste et complémentaire de ce qui se dit réel, et sans laquelle, indubitablement, il n'y aurait pas de réalité pour l'homme, ou mieux, de réalité humaine."

                         6- Conclusion sur l'opposition entre Edgar Morin et Siegfried Kracauer
                 Contrairement à Kracauer pour qui le film représente la réalité historique d'une nation à une époque, Edgar Morin assimile le cinéma à une machine de l'imaginaire où nos rêves sont projetés à l'écran et où les images devraient servir à réintégrer l'imaginaire dans l'esprit de l'homme.


         II- La subjectivité de la réception d'une oeuvre cinématographique par le spectateur : une activité presque universelle et inconsciente
                 Pourquoi est-ce que chacun (même les profanes) arrive à parler de cinéma ? C'est parce qu'il réunit les qualités des trois principales "lois morales de la démocratie universelle" selon François Flahault :
     ° Première loi : la loi du tour de rôle selon laquelle chaque personne peut participer car tout le monde est allé au moins une fois au cinéma ou a une certains goûts à exposer
     ° Deuxième loi : les discussions autour du cinéma permettent facilement l'affirmation de soi sur des critères simples (critères de genre, d'esthétique) qui sont faciles à expliquer et à opposer à d'autres critères
     ° Troisième loi : Il n'y a que très peu de barrière par rapport au vocabulaire ou à la connaissance des films les plus connus. Chacun aura toujours quelque chose à dire et si quelqu'un n'aime pas le cinéma, ce serait suffisamment étonnant pour qu'on lui demande pourquoi il n'aime pas le cinéma

                 Le cinéma permet facilement de juger sur une personne sur des types de goûts, sur son capital culturel ou encore la façon dont elle s'est faite sa culture cinématographique. Peu de sujets permettent de pouvoir juger aussi "facilement" une personne sur son capital culturel et sa légitimité culturelle. C'est pour cela que les couples vont souvent au cinéma au début de leur relation, c'est pour facilement juger les goûts et les sensibilités de chacun.


                 A) Les perceptions du spectateur au cinéma
                         1- Le choix du film : l'effet de groupe
                 Le sociologie a deux choix pour analyser pourquoi un spectateur va voir tel ou tel film. Soit il fait des "profils types" de personnes en leur demandant pourquoi ils vont voir tel ou tel film, soit on analyse les choix sous la forme des contraintes des personnes en leur demandant les contraintes qui les ont poussées à aller voir tel ou tel film.
                 La contrainte la plus connue est celle du groupe. 35 à 40% des spectateurs qui vont voir un film en groupe ne se décident qu'au dernier moment à la caisse. Pourquoi ? Parce que les films sont quasiment tous aux mêmes heures et parce que les gens vont le plus souvent dans des grands complexes où les choix sont multiples. Il y a toujours une volonté de "rester ensemble" qui pousse les gens à se mettre d'accord sur un seul film à aller voir pour ne pas se diviser.
                 Comment se fait alors le choix du film quelques minutes avant qu'il débute ? Les personnes éliminent les films que certains détestent (comme le western par exemple) et finissent par choisir le film le plus "neutre". Dans le pire des cas, ils abandonnent leur décision à celle de la caissière ce qui relève des "actes d'ordre affectifs" définis dans la typologie de Max Weber :"Le comportement strictement affectif se situe à la limite, et souvent au-delà, de ce qui est orienté consciemment en fonction d'un sens. Ce peut être une réaction sans retenue à une excitation sortant du quotidien. Il s'agit d'une sublimation lorsque l'activité conditionnée par les affects se produit comme une décharge consciente des sentiments : le comportement affectif se trouve le plus souvent (mais pas toujours) déjà engagé sur la voie d'une rationalisation en valeur ou de l'acteur en finalité ou bien les deux."
                 La caissière est assimilée à la notion de trust analysée chez Adam B. Seligman. Cette notion apparue au 17ème fait référence aux personnes à qui on demande de guider nos choix lorsqu'on a pas suffisamment de connaissance sur le sujet.

                         2- Qu'appelle-t-on le "goût cinématographique" ? Comment les spectateurs jugent-ils qu'un film est bon ?
                              a) L'importance de l'idéologie du goût naturel selon Pierre Bourdieu
                 Notre goût est largement déterminé par une institution sociale que Pierre Bourdieu appelle "l'idéologie du goût naturel".
                 Pour l'auteur de la Distinction, le "soi-disant" connaisseur présente ses arguments pour se distinguer des autres par le biais de l'évidence logique et du bon sens. Elle est la conséquence de cette certitude chez certaines personnes à "détenir la légitimité culturelle et l'aisance, à laquelle on identifie l'excellence.".
                 Selon Pierre Bourdieu :"Le bon goût naturel produit ce rapport paradoxal, fait d'assurance dans l'ignorance (relative) et de désinvolture dans la familiarité que les bourgeois de vieille souche entretiennent avec la culture, sorte de bien de famille dont il se sentent héritiers légitimes. Cette idéologie naturalise les différences réelles. Elle dénote pour ceux qui la développent que la culture est n'est pas du domaine de l'acquis, de l'étudié ou du scolaire mais qu'elle est naturelle."
                 Laurent Jullier prolonge cette analyse en précisant que l'expression du goût naturel se produit avec le fait de masquer tout critère d'évaluation des oeuvres, de sorte qu'on ne puisse contredire la vérité des soi-disants détenteur de la légitimité culturelle.

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                              b) Qu'est-ce qu'un bon film pour les spectateurs ? L'analyse de Laurent Jullier
                 Malgré cette idéologie du goût naturel, l'histoire du cinéma retient que les spectateurs de toute classe sociale élaborent des manières de juger les films par rapports à leurs propres critères.
                  Apparaissant que très peu dans le cadre scolaire, l'expertise cinématographique de la quasi-totalité de la population s'élabore dans la consommation même des films de cinéma selon Laurent Jullier. Pour lui, il existe 6 critères pour évaluer un film. Les deux premiers se font dans le cadre "sauvage" alors que les deux autres sont "distingués" et les deux derniers communs à tous les spectateurs :
       
      * Son succès : Le fait d'aller voir un film dépend souvent du bouche à oreille et de la valeur a priori du film. On voit souvent ces films quand on est en groupe
      * Sa qualité technique : On essaye d'y apercevoir la justesse de la réalisation ainsi que le travail effectué par toute l'équipe technique
      * Son originalité : L'originalité n'est pas nécessairement le fait de produire une histoire totalement nouvelle mais surtout de savoir recycler des thèmes déjà abordés et de les réinventer
      * Sa cohérence : C'est ce qui permet de lier l'intégralité du film. De fait, on peut alors toujours répondre à la question :"Pourquoi cette scène ?" à chaque moment du film
      * Son édification : Un "bon film" est souvent perçu comme un film qui "fait la leçon" et qui apporte une réflexion ou quelque chose d'autre (comme la vérité du geste)
      * Son émotion : Les spectateurs sont souvent sensibles au émotions (larmes, rires, peur). Le corps du spectateur est quasiment considéré comme un instrument de mesure

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                  Ces critères sont indissociables pour comprendre la qualité d'un film selon le spectateur lambda. Le jugement de la qualité d'un film dépend de son époque. Par exemple, le cinéma de Louis de Funès était encensé à son époque mais est détesté aujourd'hui alors que les films de Jaques Tati étaient peu appréciés à son époque mais redeviennent "à la mode".

             

                 B) Les différentes cultures cinématographiques
                         1- La culture cinématographique des Français
                  La "culture cinématographique" ne doit pas être assimilée à la connaissance cinématographique car la culture est un ensemble de connaissances mais aussi de courûmes, de normes qui ne sont pas forcément de la connaissance.
                  C'est dans la grande enquête de 2000 par le département des Etudes et de la Prospective du ministère de la Culture et de la Communication qu'a été largement étudié la culture cinématographique des Français. Cette enquête s'est divisée en trois parties :

                              a) L'identification de 52 visages d'acteurs et de réalisateurs
                  Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette étude :
     * Les personnes possédant une licence ont reconnu deux fois plus de visage que ceux n'en ayant pas. Ainsi, le niveau scolaire semble influer sur la connaissance cinématographique
     * Bourvil et Alain Delon ont été trouvé par plus de 80% des personnes ayant plus de 18 ans ce qui démontre que le cinéma est une culture qui peut être partagée transgénérationnellement
     * James Dean a aussi été trouvé par plus de 80% des personnes ayant plus de 18 ans alors que beaucoup n'ont vu aucun de ses films ce qui montre que la culture cinématographique se transmet par le biais de représentations hors écran

                              b) La place occupée par 31 réalisateurs dans la culture cinéphile des Français
                  Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette étude :
     * 15% de la population connaît plus de 20 noms et 9% de personnes n'en identifient qu'un seul. C'est là que les inégalités par rapport à la connaissance cinématographique sont les plus fortes
     * Les personnes les plus diplômées reconnaissent plus de réalisateurs que les personnes disant "adorer le cinéma" ce qui montre une double culture cinéphile. D'un côté une culture développée en famille et très diversifiée et une autre faite souvent toute seule et très centrée

                              c) La fait d'avoir vu ou non 81 films sélectionnés et si oui où ? (Télévision, Cinéma, Ordinateur)
                   Plusieurs conclusions peuvent être tirées de cette étude :
      * Le nombre de films vus jusqu'à 35 ans augmente puis croit mais beaucoup plus lentement après car après 35 ans, on va beaucoup moins au cinéma même si on continue souvent à regarder des films à la télévision
      * Les personnes vivant en milieu rural ont vu en moyenne 25 films des 81 sélectionnés contre 38 pour les Parisiens. Il y a donc une inégalité dans la pratique cinématographique entre les urbains et les ruraux

                              d) Conclusion sur la culture cinématographique des Français
                   Les films exercent deux fonctions sociales :
      * Ils installent des symboles communs, transmettent des valeurs, forgent des représentations communes
      * Ils permettent l'élaboration d'une culture à la fois singulière et différenciée

                   Cette enquête nous montre les profondes inégalités face à la culture cinématographique et les processus de différentiations. Les ruraux regardent beaucoup plus souvent des films dans le cadre familial devant la télévision alors que les urbains vont plus souvent au cinéma en famille ou même seuls.

                         2- Quel est le profil sociologique du cinéphile ?
                              a) Qu'est-ce qu'un cinéphile ?
                   On distingue généralement deux définitions de la cinéphile. La première correspond au fait d'aimer tout simplement le cinéma alors que la seconde correspond au fait d'avoir des connaissances en cinéma.
                   En posant la question aux Français lors de l'enquête La Culture cinématographique des Français, on s'aperçoit que plus de la moitié des personnes considèrent qu'un cinéphile est quelqu'un qui aime le cinéma alors que seulement 27% des personnes considèrent que la cinéphile correspond au fait d'avoir de fortes connaissances cinématographiques.

                              b) Les pratiques sociologiques du cinéphile
                   Les pratiques sociales et culturelles des cinéphiles sont très particulières. Antoine de Becque parle d'une "certaine manière d'être au monde" tandis que Christian Metz parle d'une "conduite fétichiste".

                                      * Les pratiques sociales et culturelles atemporelles
                   Pour Christian Metz :"Le fétichiste du cinéma compare constamment le résultat avec les moyens mis en oeuvre car c'est dans l'écart entre les deux que se loge son plaisir."
                   Le cinéphile est aussi celui qui développe un sentiment fort pour la salle ou les salles qu'il fréquente. Ces salles sont d'ailleurs toujours les mêmes. Pour Pierre Sorlin, ces cinéphiles sont capables de décrire parfaitement leur(s) salle(s) préférée(s) et y associent un côté mystique, luxueux, confortable et moderne. Lorsque les cinéphiles rentrent dans leur(s) salle(s) préférée(s), ils ont un sentiment de somptuosité et de magnificence.

                                       * Les nouvelles pratiques sociales et culturelles du cinéphile
                  Ces nouvelles pratiques sont toutes liées au développement d'internet. Pour Laurence Allard, Internet est devenu le nouveau lieu fétichiste pour les cinéphiles. Pour elle, Internet est très lié au cinéma car les deux permettent à la fois des jugements profanes et des jugements sacrés comme ceux des "cybercinéphiles sérieux".
                  Ces nouvelles pratiques ont vu l'apparition des "ciné-webophiles" qui ont à la fois une cinéphile traditionnelle et une connaissance parfaite d'Internet. C'est néanmoins un groupe social en perdition.



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dimanche 1 juin 2014

Les méthodes sociologiques de l'Ecole de Chicago

     Introduction
        ° Qu'est-ce que l'Ecole de Chicago ?
                         * Une Ecole de sociologie
        L'Ecole de Chicago correspond à un ensemble de travaux et de recherches sociologiques qui ont eu lieu entre 1915 et 1940 par des étudiants et des enseignants à l'université de Chicago. Le terme "Ecole de Chicago" apparaît pour la première fois sous la plume de Luther Bernard en 1930 lorsqu'il classe les différentes écoles de sociologie existantes. 
        C'est une Ecole qui n'est pas toujours homogène mais qui présente cependant des caractéristiques lui donnant une certaine unité. Sa plus grande caractéristique est la recherche empirique permanente qui a amené les "enquêtes sociales" et a profondément bouleversé la société américaine. Le but a notamment été de répondre aux problèmes concrets. 
        L'Ecole de Chicago est avant tout une sociologie urbaine même si elle traite de nombreux autres thèmes comme la criminalité ou encore l'immigration au sein de la ville (de Chicago surtout).
        Cette Ecole a surtout développé une sociologie que l'on qualifie de qualitative qui sera dépassée par la sociologie quantitative après la fin de la Seconde Guerre mondiale.

      Chicago : 

                         * Les autres Ecoles de Chicago
        Ce qu'on surnomme "Ecole de Chicago" ne correspond pas seulement à l'Ecole de Sociologie qui a vu le jour entre 1915 et 1940. Cette appellation désigne d'autres écoles parmi lesquelles : 

             # L'Ecole de Chicago en Economie
        Cette Ecole de pensée voit le jour à partir des années 1950 et s'étend jusqu'à nos jours. Elle fait référence à un groupe pas forcément unifié d'économistes libéraux qui sont associés à la théorie néoclassique des prix, au libre marché libertarien et au monétarisme.
        Ils sont opposés au keynesianisme qui est la doctrine dominante de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970 dans le monde.
        Leur nom provient du département d'économie de l'Université de Chicago dont la majorité des économistes de cette Ecole étaient membres. Il faut cependant les distinguer de l'Ecole autrichienne. Cette Ecole est surtout symbolisée par Milton Friedman ou encore George Stigler.
            
             # L'Ecole de Chicago en Architecture
        C'est la plus vieille Ecole de Chicago. Elle a connu son apogée approximativement entre 1875 et 1905. 
        C'est avant tout un mouvement d'architecture et d'urbanisme qui a été nommé ainsi car les premières réalisations qui en découlèrent se firent à Chicago à la fin du 19ème siècle.
        Cette Ecole est le symbole de l'architecture au service du développement du capitalisme sauvage avec la construction rationnelle et utilitaire de bureaux, de grands magasins, d'usines, d'appartements et de gares. C'est cette Ecole qui généralisa l'utilisation de l'acier dans la construction des Gratte-ciel.
        L'évènement qui engendra cette Ecole est le grand incendie de Chicago qui a eu lieu le 8 octobre 1871 où une grande partie du centre-cille fut détruite. Il y eut une nécessité de reconstruire la ville.

             # L'Ecole de Chicago en Critique littéraire
        Cette Ecole apparaît dans les années 1930 et est largement liée à l'Ecole de Chicago (sociologie). Elle a permis la rencontre entre la littérature et la sociologie au sein d'une comparaison entre le réalisme social de John Steinbeck (Les raisins de la colère) et les développements méthodologiques de l'interactionnisme symbolique de Herbert Blumer.
        Cette rencontre permet la possibilité de comprendre l'expression sociale dans son contexte naturel qui met en oeuvre une méthodologie "naturaliste" en sociologie faisant appel à des concepts hérités de la philosophie du pragmatisme.
  

               ° Pourquoi cette Ecole de sociologie a-t-elle vu le jour à Chicago
        Déjà, il faut noter l'importance démographique de la ville (4 470 habitants en 1840 et 1 100 000 en 1890) qui est devenue rapidement la troisième plus grande ville des Etats-Unis.
        L'essor démographique prépondérant s'accompagne d'une population très mixte d'un point de vue ethnique (en 1900, plus d'un habitant sur deux n'est pas né aux Etats-Unis) qui fait suite à une immigration de masse (Allemands, Scandinaves, Irlandais, Italiens, Polonais, Juifs…). Une bonne partie de la misère du monde émigre vers les Etats-Unis et notamment vers la ville de Chicago.
        Du point de vue de l'urbanisme, les villes deviennent immenses et n'ont plus vraiment de sens. Il y a un développement tentaculaire des villes.
        Chicago est également une ville qui représente les débuts du "capitalisme sauvage" avec les émeutes (1886), les grandes grèves ouvrières (1894) ainsi que la construction de gratte-ciels très modernes après le grand incendie de 1871.

   
        ° Les figures principales de cette Ecole
                   * Douglas Harper et Albion Small 
           Douglas Harper et Albion Small sont au fondement de la sociologie de Chicago. Après la fondation de l'Université de Chicago en 1890 par John D. Rockefeller, Harper devient le président de l'institution. Ce dernier confie à Albion Small le département de sociologie et d'anthropologie en 1892 qu'il a dirigé jusqu'à sa mort en 1924. Small s'inscrivait dans une vision très positiviste et évolutionniste. Il se distinguait néanmoins fortement d'Auguste Comte et restait profondément anti-marxiste.

     Albion Small : 


                   * William Isaac Thomas et Florian Znaniecki
           Ce sont les deux sociologues qui ont marqué la naissance de l'Ecole de Chicago avec leur immense ouvrage sur l'immigration polonaise, Tbe Polish Peasant in Europe and in America (1918). Les deux sociologues s'inscrivent dans une sociologie plutôt qualitative qui est très ancrée dans l'Ecole de Chicago.
           C'est de là que William Isaac Thomas invente le théorème de Thomas en 1928 selon lequel les comportements des individus s'expliquent par leur perfection de la réalité et non par la réalité elle-même. Pour lui :"Si les hommes définissent des situations comme réelles, alors elles sont réelles dans leurs conséquences").

      William Isaac Thomas : 
    


      Florian Znaniecki : 
       



                   * Robert Ezra Park
           Robert Ezra Park (1864-1944) est un sociologue américain à l'origine de la première Ecole de Chicago. Il a été journaliste avant d'être engagé par William Isaac Thomas au sein de l'Université de Chicago.
           Ancien élève de Georg Simmel, Park conçoit la sociologie à travers deux étapes que sont la découverte du monde extérieur comme "des données de première main" puis l'analyse de ce dernier. En cela, il met fin au conflit entre les sociologues universitaires et les praticiens du terrain (les premiers sont plutôt du côté de la sociologie quantitative et objective alors que les autres sont plutôt du côté de la sociologie qualitative et subjectiviste).
           Il publie en 1925 The City avec Ernest Burgess dans lesquels les deux chercheurs considèrent la ville comme un "laboratoire de recherche sur le comportement collectif". C'est la véritable naissance de la sociologie de la ville avec l'études des différents quartiers.


       

                   * Nels Anderson
           Nels Anderson (1889-1986) est un sociologue américain qui a eu Robert Ezra Park et Ernest Burgess comme professeurs à l'Université de Chicago.
           C'est un chercheur qui a largement contribué à faire reconnaître la méthodologie de l'observation participante qui apparaît au sein de l'Ecole de Chicago. Son ouvrage The Hobo (1925) fut la première monographie de l'Ecole de Chicago.

       
      
                          * Ernest Burgess
           Ernest Burgess (1886-1966) est un sociologue américain qui préfigure l'Ecole de Chicago.
           Il crée ce qu'on appelle "l'écologie sociale" avec Robert Ezra Park. Il s'intéresse aussi à la possibilité de prédire des comportements individuels par rapport à des variables statistiques. Il étudie les "taux de réussite" des décisions de libération conditionnelle dans l'Illinois. La "méthode Burgess" devient rapidement célèbre.
           Il coécrit en 1939 avec Leonard Cottrel l'ouvrage Predicting Success or Failure in Marriage sur la réussite scientifique des mariages. Aussi, il met en évidence la ville comme le résultats de cinq cercles concentriques (comprenant la zone centrale des affaires, la zone transitoire avec les logements et les industries, la zone de la classe ouvrière résidentielle, la zone résidentielle et enfin les banlieues suburbaines).

    
     

     I- Une petite histoire de l'Ecole de Chicago
                 A) L'établissement de la domination de l'Ecole de Chicago dans la sociologie américaine
     Cette domination de l'Ecole de Chicago s'est faite avec des universitaires comme Harper qui ont mis en place des stratégies innovantes eu sein de l'université de Chicago. En effet, ces universitaires ont donné une place grande place à la recherche alors que les cours étaient largement dominants à l'époque.
     Aussi, l'organisation de l'année universitaire en quatre trimestres a permis le développement des thèses et l'arrivée de nombreux thésards.
     Enfin, le département de sociologie et d'anthropologie de Chicago proposait plus d'une centaine de cours de sociologie à partir de 1913. Les résultats de l'université étaient transmis à des entreprises ce qui montre la précocité des relations entre les universités et les entreprises dès les années 1910 à Chicago. 
     Il fonda aussi sous les conseils de Parker L'American Journal of Sociology qui existe encore aujourd'hui.

                 B) Les rôles décisifs de Harper et de Albion Small
     En 1892, Harper demande à Albion Small de diriger le premier département de sociologie et d'anthropologie des Etats-Unis.
     Après avoir étudié l'histoire, la théologie ainsi que la sociologie et après avoir rencontré Georg Simmel, Albion Small (1854-1926) enseigne la sociologie allemande (qui a beaucoup influencé l'Ecole de Chicago) à Chicago. Il fait partie de ces universitaires qui encourageaient la recherche, les thèses ainsi que la recherche empirique. 
      Small invite les étudiants à étudier la ville de Chicago comme "un guide de laboratoire" et une "mosaïque de petits mondes". Son importance consistait en l'objectivité qu'il donnait à la sociologie. Pour lui, les sociologues devaient analyser la structure de la société et les représentations des populations étudiées avec la plus grande objectivité.
      Il fut avant tout un excellent organisateur. Il dirigea le département de sociologie et d'anthropologie de l'université de Chicago de 1892 jusqu'à sa mort en 1924. Il fonda aussi sous les conseils de Parker L'American Journal of Sociology qui existe encore aujourd'hui.
           

                 C) Les influences philosophiques et intellectuelles
                        1- Le pragmatisme 
      Le pragmatisme renvoie à l'idée que l'activité de l'homme doit être étudiée sous trois angles inséparables que sont la biologie, la psychologie et l'éthique. Chaque individu éprouve des sentiments et des émotions quand il agit. C'est pour cela que la psychologie est utile à la philosophie.
       Qui plus est, pour les philosophes de Chicago, la philosophie, tout comme la sociologie, doit permettre de résoudre les problèmes sociaux, politiques, éducatifs et moraux d'une population. Les universitaires de Chicago étaient souvent des religieux (surtout des pasteurs) et ils insistaient sur l'utilité sociale de la sociologie et des autres disciplines. 
       Selon le pragmatisme, la philosophie est impliquée dans la vie de la cité et s'intéresse au monde social pour permettre le changement social. Le pragmatisme est une philosophie de l'action, c'est-à-dire une philosophie de l'action sociale. Pour George Herbert Mead, le pragmatisme est un instrument social très actif dans le mouvement de la réforme sociale car pour lui, la conscience des individus s'élaborait à travers les interactions sociales et les processus sociaux.

                        2- L'interactionnisme symbolique
       Cette influence trouve son origine dans le pragmatisme de John Dewey et dans les idées de Mead.
       Cet outil sociologie insiste sur la nature symbolique de l'action sociale : les significations sociales doivent être considérées comme "produites par les activités interagissantes des acteurs".
       Les analyses de Durkheim sont alors critiquées car la sociologie devient plus subjective et fait appel à d'autres disciplines. Au contraire de Durkheim, l'interactionnisme symbolique soutient l'idée que c'est la conception que les acteurs se font du monde social qui constitue l'objet essentiel de la sociologie.
       Pour Mead, en faisant une synthèse de l'approche individuelle et macrosociologique, pense que la notion de "soi" est le produit de l'intériorisation du processus social par lequel des groupes sociaux interagissent avec d'autres. L'action individuelle est alors le produit de plusieurs "soi" avec les autres.
       Selon Mead, l'interactionnisme symbolique repose que cinq hypothèses :

   ° Chaque homme construit les significations du monde et de son action dans le monde à l'aide de symboles
   ° On distingue les symboles "signifiants" des "signes naturels". Les premiers symboles nous permettent de "prendre la place de l'autre" car on partage les mêmes symboles que lui
   ° Chaque individu a une culture ce qui permet de prédire ses actions et ses comportements
   ° Les symboles font partie d'ensembles complexes, face auxquels l'individu définit son "rôle", ce que Mead appelle le "moi" qui varie selon les groupes auxquelles il a affaire, alors que son "je" est la perception qu'il a de lui-même. Pour Mead :"Le "je" est la réponse de l'organisme aux attitudes des autres ; le "moi" est l'ensemble organisé d'attitudes que je prête aux autres. Les attitudes des autres constituent le "moi" organisé et on réagit face à cela en tant que "je"."
   ° La pensée correspond aux solutions par rapport à un problème sous l'angle des avantages et des désavantages par rapports aux valeurs. C'est une sorte de substitution au comportement par "essais et erreurs". Un "acte" est toujours une interaction continuelle entre le "je" et le "moi", c'est une succession de phases qui finissent par se cristalliser en un comportement unique.

                        3- Les implications méthodologiques 
     Pour la première fois, on accorde à l'acteur social une place théorique en tant qu'interprète du monde qui l'entoure. On va donner une priorité aux points de vue des acteurs.
     Le but est de comprendre les significations que les acteurs mettent en place pour construire leur monde social. L'objectivé dénature le monde social alors qu'il faut voir l'individu dans son contexte social pour le comprendre. Il ne faut pas dénaturer le monde social car c'est aux travers des symboles que les individus donnent aux choses que leur monde social se constitue.

                        4- Les autres influences
                                a) Des influences multiples
     Il y a eu beaucoup d'autres influences multiples que l'Ecole de Chicago comme les idées de Darwin sur l'évolution des espèces chez Park ou encore la théorie de la relativité d'Einstein chez Mead.

                                b) L'influence de la chrétienté 
     Au départ, le département de théologie était relié à celui de sociologie et anthropologie. Quasiment tous les universitaires sont des pasteurs (Small a étudié la théologie avant de s'intéresser à la sociologie).
     La sociologie de l'Ecole de Chicago est très proche de la charité chrétienne à ses débuts et devient plus scientifique avec le temps.

                                c) Une volonté de faire du "travail de terrain"
     La sociologie de l'Ecole de Chicago est une sociologie de la ville sur le terrain. Le passage de la première phase à la seconde marque l'approfondissement de la démarche scientifique sans nécessairement renier l'action sociale. Pour Howard Becker :"Pour comprendre la conduite d'un individu, on doit savoir comment il percevait la situation, les obstacles qu'il croyait devoir affronter, les alternatives qu'il voyait s'ouvrir devant lui ; on ne peut comprendre les effets du champ des possibilités, des sous-cultures de la délinquance, des normes sociales et d'autres explications de comportement communément invoquées qu'en les considérant du point de vue de l'acteur."

                                d) L'orientation multidisciplinaire de l'Ecole de Chicago 
     Les liens avec les autres disciplines sont évidentes (le département de sociologie et d'anthropologie sont jumelés jusqu'en 1929). Il y a des liens forts avec la politique, la psychologie et surtout avec la philosophie.

     II- Une démarche sociologique nouvelle
      La démarche de la sociologie de Chicago est avant tout une démarche empirique qui entend étudier la société dans son ensemble. L'Ecole de Chicago met l'accent sur une sociologie qualitative même si l'aspect quantitatif n'est pas totalement absent.
      Seule la Note méthodologique de Thomas et Znaniecki constitue un ouvrage de réflexion sur les méthodes théoriques de l'Ecole de Chicago. C'est surtout Park qui a encouragé le développement de la méthode empirique. Son célèbre article "The City" insiste sur l'importance de l'ethnologie dans la sociologie de la ville. Il conseillait fortement les lectures des écrivains naturalistes comme Zola et Sherwood Anderson.
      Seront étudiés les documents personnels (autobiographie, courrier privé, journaux, récits faits par les individus) ainsi que le travail de terrain et les sources documentaires sans oublier l'aspect quantitatif au sein de l'Ecole de Chicago.

                 A) Les documents personnels
                        1- Le point de départ des premières analyses de l'Ecole de Chicago : Tbe Polish Peasant in Europe and in America de Thomas et de Znaniecki
       C'est le premier ouvrage clé de l'Ecole de Chicago à appliquer les nouvelles méthodologies. Cette étude des paysans polonais ayant émigré aux Etats-Unis marque le début de la "sociologie officielle" avec le travail sur le terrain et les autres nouveaux aspects méthodologiques.
       Pour Blumer, ce n'est pas un simple livre de sociologie, c'est aussi un condensé de réflexions méthodologiques qui a quatre visées fondamentales : 
     * Construire une approche adaptée à la vie sociale complexe moderne
     * Adopter une approche compatible avec le changement et l'interaction qui caractérisent la vie sociale
     * Distinguer les "facteurs subjectifs" et étudier leur interaction avec des facteurs objectifs
     *Disposer d'un cadre théorique afin d'étudier la vie sociale

       Le livre essaye de construire des types sociaux en analysant les subjectivités individuelles à travers l'interactionnisme symbolique et les nouvelles méthodes (autobiographie, courrier personnel, journaux intimes, récits personnels…).
       Les documents personnels permettent d'étudier le monde social du point de vue des acteurs qui vivent et agissent dans ce monde. C'est en cela que Thomas et Znaniecki ont bouleversé la sociologie américaine, en y apportant une touche qualitative prépondérante.

          
       
        
                        2- Les méthodes utilisées par Thomas
       Thomas a tendance à utiliser la méthode du "matériel documentaire" plutôt que de l'observation participante. Il écrit à Samuel Harper :"Je suis surtout intéressé par ce que j'appelle des "documents inhabituels", c'est-à-dire des lettres, des articles de journaux, des archives de tribunaux, des sermons de prêtres, des brochures de partis politiques, des notes provenant de sociétés d'agriculture et tout document reflétant la vie mentale, sociale et économique des paysans et des Juifs."
       Ses différentes études très portées sur l'ethnologie l'empêchent d'utiliser des données statistiques car elles n'auraient pas de sens. Il s'est surtout appuyé sur des lettres et des histoires de vie.

                                a) Les lettres
       On utilisait pour la première fois des lettres personnelles en tant que document ethnographique. Thomas apportait une grande importance à ces lettres :"Les documents personnels constituent le type parfait de matériel sociologique. Si la science est contrainte d'utiliser d'autres sources, c'est seulement en raison de la difficulté pratique d'obtenir de tels documents en nombre suffisant pour qu'ils couvrent l'énorme travail qu'exige une analyse adéquate de tous les documents personnels qui sont nécessaires pour caractériser la vie d'un groupe social."
       
  
                                b) L'histoire de vie
       C'est une technique qui permet de pénétrer et de comprendre, de l'intérieur, le monde de l'acteur. Thomas et Znaniecki le firent pour la première fois avec Wladek Wisnievwki qui représentait pour eux l'émigré polonais d'origine paysanne. Les deux chercheurs utilisèrent aussi les quotidiens, les archives d'Eglise, les institutions du travail social, etc…
       Néanmoins, ils refusent de pratiquer des interviews car elle contredisait leur conception naturaliste de la sociologie. Pour eux, l'interview constituait une manipulation de l'interviewé.
       En réalité, le recours à l'histoire de vie a été peu fréquent dans l'histoire de l'Ecole de Chicago. Elle a surtout été utilisée par Thomas, Znaniecki et Johnson. Ce dernier, en 1922, étudie 17 familles noires qu'il considère comme représentatives à la suite des émeutes raciales de 1919.
   

                        3- Sujet empirique et sujet analytique 
       Voulant comprendre les voleurs professionnels, Sutherland demande à un voleur professionnel de lui faire un récit de sa vie quotidienne. On entre dans l'interactionnisme symbolique car pour comprendre ce que font les individus, il faut entrer dans leur monde intérieur et le comprendre pour analyser les pratiques sociales de ces individus. 
        En demandant au voleur d'écrire sa vie, Sutherland permet une réflexivité chez lui, le voleur devient son assistant de recherche. Le sujet empirique devient alors le sujet analytique. Il nous donne accès à sa façon de raisonner, de réagir, de proposer sa rationalité.
   

                 B) Le travail de terrain
                        1- Participer pour observer
        Aucune méthodologie ne se justifiant par elle-même, l'Ecole de Chicago a utilisé la posture méthodologique d'obédience interactionniste que Blumer édicte en 1966 :"Il faut prendre le rôle de l'acteur et voir son monde de son point de vue. L'acteur agit dans le monde en fonction de la façon dont il le voit et non dont il apparaît à un observateur étranger."
        On est dès lors toujours dans l'observation participante. Les relations entre l'observateur et l'acteur prennent trois formes selon la typologie de R. Gold :

     * Le rôle "périphérique" : le chercheur est en contact étroit avec le groupe mais ne participe pas à leurs activités (soit parce que sa position l'en empêche, soit parce que ce sont des activités illégales)

     * le rôle "actif" : Le chercheur prend un rôle central dans la cadre étudié. Il participe aux activités et fait partie du groupe avec les membres

     * Le rôle du membre totalement "immergé" : C'est un membre naturel à part entière. Le chercheur a le même statut que les autres membres du groupe, il partage leurs vues, leurs sentiments et poursuit les mêmes buts

                        2- Le mythe de l'observation participante : une sociologie hybride
         Pour Park, la sociologie devait être à la fois subjective et objective mais seulement subjective car cela développerait la philanthropie et le manque de scientificité de la sociologie. Il parle du "secret de l'attitude scientifique" du sociologue par son détachement.
         Selon Park, le sociologue doit "laisser faire la nature" et ne pas interpréter par lui-même ce qu'il voit mais ce que voient les populations qu'il étudie. Pour Lee Harvey, seulement 2 thèses sur les 42 soutenues par l'Ecole de Chicago ont utilisé toutes les méthodes de l'observation participante.


                        3- La différence entre naturalisme et observation participante
         On pense souvent que naturalisme et observation participante sont la même chose étant donné que ce sont des éléments qui appartiennent à la sociologie qualitative mais ce n'est pas toujours le cas. Aussi, l'idée de faire de la sociologie qualitative n'indique pas toujours ce sur quoi on va travailler exactement.
         En définissant l'approche ethnographique comme une attitude où le sociologue partage une partie de sa vie avec les autres individus sur lesquels il porte sa recherche, l'observation participante devient un dispositif particulier qui prend place dans cette perspective globale. L'idée d'observation participante induit qu'il va jouer un rôle plus ou moins actif dans le rôle qu'il étudie.
            

                        4- Une méthodologie multiple
         Il n'existe pas à proprement parler de méthodologie stricte dans l'Ecole de Chicago. Prenons l'exemple des deux méthodes les plus fréquemment employées.

                                a) L'interview
         Elles ne font pas l'objet d'une méthodologie très élaborées au début de l'Ecole de Chicago. Il n'y a pas de distinction méthodologie entre l'interviewer "formé" oui non-formé et entre la simple conversation ou la véritable analyse. Par exemple, Zorbaugh passe par un questionnaire long alors qu'Anderson ne mène que des interviews courtes.
         

                                b) le terrain
         Thrasher, en suivant les consignes de Park et de Burgess, décide de mener une enquête de terrain pour étudier des populations peu comprises par les citoyens moyens.
         Ses méthodes sont très diverses (données fournies par les recensements, observations de terrain, documents personnels recueillis auprès des membres du gang ou de certaines personnes ayant eu des contacts avec eux).


                        5- Conclusion
         On ne trouve quasiment pas de réflexions profondes sur la méthodologie au sein de l'Ecole de Chicago. On peut y voir le fait que les choix méthodologiques faits par les chercheurs leur semblaient naturels.
         Aussi, le caractère qualitatif de la sociologie est à nuancer car la sociologie de Chicago était aussi quantitative et il y avait des différences au sein des méthodologies de la sociologie qualitative, notamment entre le naturalisme et l'observation participante.
         L'Ecole de Chicago peut être vue comme le berceau d'une grande variétés d'approches empiriques, comme celle de l'observation participante.

                 C) Les sources documentaires
     C'est l'aspect le moins connu de cette école. A ce sujet, Park écrit à Charles Merriam :"D'excellentes données sur la ville ont été recueillies auprès des différentes commissions municipales et d'agences privées, de compagnies de téléphone, journaux, Commission chargée des problèmes raciaux à Chicago -, données qui constituent un fonds d'information permanent de grande valeur."
     Les efforts de documentation sont considérables. Les chercheurs mettent à jour ces informations qui elles-mêmes aident les chercheurs dans leurs travaux.
     Ces données ont notamment été utilisées par Wirth (1928) pour étudier le ghetto juif ou encore par Landesco (1929) pour étudier la criminalité.
     Les différentes sources documentaire utilisées par les chercheurs membres de l'Ecole de Chicago sont principalement : 
   * Les archives historiques
   * Les quotidiens
   * Les archives des tribunaux
   * Les dossiers des agences de travail social
   * Les dossiers de diverses organisations qui se sont spécialement occupées du problème traité dans la recherche


                 D) La sociologie quantitative de Chicago    
                        1- L'importance de la sociologie quantitative au sein de l'Ecole de Chicago
     Les statistiques étaient déjà enseignées à Chicago dans le département d'Economie politique dès 1908. Albion Small encourageait fortement les étudiants en sociologie à suivre les cours de statistique. 
     Les statistiques n'étaient pas seulement un enseignement. Elles étaient utilisées dans des enquêtes sur l'abstention aux élections par exemple.
     Ernest Burgess se méfiait de la sociologie qualitative et avait crée un formulaire pour faire une méthodologie d'enquête adéquat à un recensement systématique de la ville de Chicago. Pour lui :"Les méthodes des statistiques et de l'étude de cas n'entrent pas en conflit entre elles ; elles sont en fait mutuellement complémentaires. Les comparaisons statistiques et les corrélations peuvent souvent suggérer des pistes pour la recherche faite à l'aide de l'étude de cas, et les matériaux documentaires, en mettant au jour des processus sociaux, mettront inévitablement sur la voie d'indicateurs statistiques plus adéquats."

                        2- Park et la sociologie quantitative de Chicago
     Même s'il était très critique par rapport à la sociologie quantitative, Park disait que :"Dans la mesure où la structure sociale peut être définie en termes de position, les changements sociaux peuvent être définis en termes de mouvement ; et la société montre, dans un de ses aspects, des caractères qui peuvent être mesurés et définis par des formules mathématiques."

                        3- La rupture provoquée par Samuel Stouffer
     Samuel Stouffer provoqua une rupture au sein de l'Ecole de Chicago et sa pensée marqua le déclin de cette Ecole. Son ouvrage The American Soldier, livre où la sociologie quantitative est largement majoritaire marque le déclin de la sociologie qualitative de Chicago et le début de la domination de la sociologie quantitative au sein de la sociologie américaine. L'ouvrage de Samuel Stouffer est le premier ouvrage qui a fait une tentative de modélisation mathématique de la vie sociale, ce qui était une révolution.

             



         Conclusion : la fin de la domination de l'Ecole de Chicago en 1935 et les autres Ecoles de Chicago
         La réunion annuelle de l'American Sociological Society est l'occasion de critiquer l'hégémonie de l'Université de Chicago sur la sociologie américaine. Une nouvelle revue voit le jour : l'American Sociological Review. Beaucoup y ont vu une "révolution de palais" entre deux conceptions opposées de la sociologie que sont la sociologie quantitative, positiviste, caractérisée par le fonctionnalisme et la sociologie qualitative, humaniste caractérisée par l'Ecole de Chicago.
         C'est à partir de cette rébellion qu'on a daté le déclin de l'Ecole de Chicago. Cette Ecole n'allait pas être rejetée mais un rééquilibrage allait se faire au sein de la sociologie américaine. Cette sociologie américaine se tourne de plus en plus vers la sociologie européenne et prend ses distances par rapport à la sociologie qualitative.
         Le déclin de l'Ecole de Chicago se produire à partir des années 1930 car la sociologie tend beaucoup plus vers le quantativisme. Les chiffres ont pris le pas sur l'acteur comme créateur de son existence. Il n'y a pas exactement un déclin car les idées de l'Ecole de Chicago se renouvellent dans d'autres universités américaines avec le développement de l'interactionnisme symbolique notamment.