vendredi 26 juillet 2013

Analyse de Ma nuit chez Maud

       Introduction
           ° Biographie d'Eric Rohmer
     Eric Rohmer (de son vrai nom Maurice Henri Joseph Schérer) est né le 21 mars 1920 à Tulle (Corrèze). Il est le frère du philosophe René Schérer. Il est d'abord professeur de lettres et écrivain. Il publie un roman, Elisabeth, en 1946, sous le pseudonyme de Gilbert Cordier. Réservé, discret, à partir de 1948, il se tourne de plus en plus vers le cinéma, mais n'abandonne jamais l'écriture. Il prend alors le pseudonyme d'Eric Rohmer, pour cacher à sa famille ses activités de cinéaste. Il rédige des critiques pour le journal qu'il a fondé, La Gazette du cinéma, et pour les Cahiers du cinéma. Il rédige une thèse sur l'organisation de l'espace dans le Faust de Murnau, et plus récemment, une pièce, Le Trio en mi bémol, et un essai sur la notion de profondeur en musique.
     Quand il fonde La Gazette du cinéma, il fait la connaissance de Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, François Truffaut ou encore Claude Chabrol - avec lequel il signe en 1955 un livre sur Alfred Hitchcock. Ce groupe se dirige d'abord vers la critique, au sein des Cahiers du Cinéma, dont Rohmer devient le rédacteur en chef de 1957 à 1963. Ses réalisateurs favoris sont Howard Hawks, Jean Renoir, ou encore Roberto Rossellini. Ces textes seront réunis en 1994 sous le titre : Le goût de la beauté. Ils vont rapidement fonder ce qui deviendra la "Nouvelle Vague".
     Très tôt, Rohmer cherche à passer à la réalisation et réalise au cours des années 1950 de nombreux courts métrages : le Journal d'une scélérat en 1950, Présentation ou Charlotte et son steak en 1951 (avec Jean-Luc Godard), les Petites Filles Modèles en 1952, Bérénice en 1954 et La Sonate à Kreutze (avec Jean-Luc Godard et Jean-Claude Brialy) en 1956. Présentation ou Charlotte et son steak, tourné en 1950, n'est sonorisé qu'en 1960 avec les voix d'Anna Karina, Jean-Luc Godard et Stéphane Audran. En 1958, il tourne Véronique et son cancre dans l'appartement de Chabrol. Il écrit aussi des scénarios de Tous les garçons s'appellent Patrick, un court métrage réalisé par Jean-Luc Godard en 1958.           
     En 1959, il réalise son premier long métrage, Le signe du lion, sorti sans grand succès trois ans plus tard. En 1962, il crée avec Barbet Schroeder, la société des Films du Losange, qui produira la majorité de ses films. La même année, il entame un cycle de six films baptisé contes moraux. En six films, il parcourt toute la gamme du sentiment amoureux, de l'austérité de La Boulangère de Monceau à la sensualité radieuse du Genou de Claire, de l'amertume de Ma nuit chez Maud au parfum de vaudeville de L'Amour l'après-midi. Ce sont des intrigues sentimentales sut des thèmes chers au cinéaste (la tentation de l'infidélité, l'amour et le hasard, le destin) ainsi que le style qui fera sa marque, entre profondeur, raffinement et légèreté. Les dialogues sont souvent sophistiqués et très littéraires. Sa direction d'acteur est assez épurée et sa mise en scène simple et efficace.          

              ° La Nouvelle Vague (cf. Article précédent)

          ° Synopsis 
   Clermont-Ferrand, quelques jours avant Noël. Un jeune ingénieur, récemment revenu de l'étranger, remarque à la messe une jeune femme blonde et décide qu'elle sera sa femme. Il retrouve par hasard Vidal, un ancien ami communiste, qui l'invite à un dîner le soir de Noël chez une amie divorcée, Maud. La soirée se passe en longues discussions sur le mariage, la morale, la religion, Blaise Pascal, à trois, puis à deux, mariant également sincérité et séduction, mais au terme de laquelle la barrière platonique ne sera pas franchie. Le lendemain, l'ingénieur aborde la jeune femme blonde, Françoise. À quelque temps de là, il lui propose de l'épouser mais celle-ci se rebiffe car elle vient de sortir d'une liaison avec un homme marié. Cinq ans plus tard, sur la plage, Maud, Françoise et l'ingénieur se croisent, échangent des banalités, avant que quelques vérités ne se mettent en place.

           ° L'analyse des personnages     
                * Maud
    Le personnage de Maud est interprété par Françoise Fabian. Le portrait que dresse Vidal de Maud est très fidèle. Elle est belle, médecin et spécialiste des enfants. Elle appartient à l'une des "plus grandes familles des penseurs de France". Maud apparaît directement comme étant un être "supérieur" (Rohmer aime beaucoup faire des hiérarchies). Elle est d'un milieu social plus élevé que les autres et appartient à une haute bourgeoisie bien enracinée. On peut dire qu'elle est au même niveau intellectuel que ses convives et c'est presque toujours elle qui règle, relance ou infléchit le cours de la conversation. Même si elle est athée, elle a une éthique parfaitement cohérence avec son attitude ce qui mettra Jean-Louis d'autant plus mal à l'aise. Elle est à l'opposé du narrateur et le contre-dit clairement.
     Tout comme les autres héroïnes des contes moraux, Maud est une séductrice déterminée qui sait ce qu'elle veut. Aussi, c'est elle qui comprend le mieux le narrateur, qui en découvre les faces cachées. Les héroïnes de Rohmer sont généralement nettement "inférieures", que ce soit sur le plan social (Suzanne doit travailler pour payer ses études, Chloé a peur de s'embourgeoiser…) ou sur celui de l'âge (Laura n'a seulement qu'une quinzaine d'années). Sur ce point, Maud fait exception. Elle apparaît même comme supérieure au narrateur et c'est sans doute pour ça qu'elle est la seule que celui-ci veut épouser, même sur le ton de la plaisanterie. Cependant, la "supériorité" de Maud n'est certainement pas un obstacle moindre à une éventuelle union que serait le serait son "infériorité".

                * Françoise
    Le personnage de Françoise est interprété pat Marie-Christine Barrault. Ma nuit chez Maud lui offre son premier rôle au cinéma. Elle a une formation de comédienne de théâtre solide pour donner la réplique à ses partenaires expérimentés mais qui était une débutant au cinéma. Contrairement à Maud, Françoise est catholique et pratiquante. On l'aperçoit pour la première fois dans l'église Notre-Dame du Port où elle va tous les dimanches. Elle est apparemment timide, très réservée mais on apprendra qu'elle a eu pour amant un homme marié (qui est le mari de Maud). Françoise se sent indigne par rapport à cette relation. Ces scrupules l'honorent, la rendent aussi morale (catholique) que le rêvait le narrateur.  
     On ne sait rien de son origine sociale, mais son lieu d'hébergement (un foyer à Saulzet, assez loin de Clermont), ses moyens de locomotion (silex et car), et ses tenues vestimentaires indiquent une situation financière bien moindre que celles des autres protagonistes. Tout comme dans les autres contes moraux de Rohmer, Françoise est "l'élue", celle que le narrateur voit en premier et en dernier pendant qu'il en voit une autre pendant tout le reste du film. Elle est l'élue car comme les autres, elle va être choisie à la fin du film après avoir été aperçue au début. Toutes les élues sont blondes dans les contes moraux d'Eric Rohmer alors que les "tentatrices" sont toutes brunes. Les "élues" sont souvent moins rondes et moins sensuelles que les "tentatrices". Etant donné que les "élues" sont moins préceptes à l'écran que les tentatrices, ces "élues" paraissent distantes et passives, se soumettant facilement aux désirs des narrateurs. Néanmoins, cette obéissance apparait selon la vision du narrateur et pas nécessairement à la réalité.
    Leur morale et leur vertu semblent correspondre à l'attente du narrateur qui n'hésite pas à dissimuler les défauts de son élue. Ces élues trouvent toujours le narrateur "parfait", comme correspond à ce qu'elles attendaient. Les narrateurs trouvent toujours les élues comme étant "supérieures" aux autres femmes mais toujours inférieures à eux. On peut aussi observer que l'évolution des élues correspond aussi à la numérotation des contes moraux (Dans La Boulangère de Monceau, le narrateur rencontre sa femme presque malgré lui, sans avoir à faire sa conquête, c'est une sorte de coupe de foudre que l'on pourrait qualifier d'adolescent ; dans La Carrière de Suzanne, Bertrand, inexpérimenté connaît l'échec ; dans Ma nuit chez Maud, le narrateur, qui, a 34 ans, cherche et trouve la femme qui deviendra son épouse ; dans La Collectionneuse, Adrien connaît déjà Jenny ; dans Le Genou de Claire, Jérôme est à la veille de se marier ; dans L'Amour, l'après-midi, Hélène et Frédéric le sont. 
     Très souvent, le narrateur voit chez les tentatrices quelques stratégies plus ou moins tortueuses ; cette idée de "complot" est revendiquée par le cinéaste. Dans Ma nuit chez Maud par exemple, on peut se demander si Françoise est si innocente que ça. Elle a été folle du mari de Maud et se laisse aborder avec juste ce qu'il faut de réticence pour sauvegarder les convenances et elle finit par accepter que le narrateur la raccompagne en voiture, la nuit, au coeur d'une campagne enneigée… Si le narrateur a pu se montrer assez calculateur (de probabilités et espérance), on peut se demander si Françoise ne fit que subir les évènements.       
  
                 * Jean-Louis (le narrateur)
    Le choix de Jean-Louis Trintignant pour interpréter ce rôle ingrat était fondamental pour Rohmer. Jean-Louis Trintignant était tellement convaincant que Rohmer renonça à la voix off à laquelle il avait consacré une place importante. Le narrateur a toutes les caractéristiques pour réussir à s'intégrer à la bonne société clermontoise (il est soucieux des convenances, il peut soutenir une conversation philosophique). Néanmoins, il préfère la solitude, refusant les invitations de ses amis (sauf Vidal). Il choisit de renoncer à la vie mondaine, il veut se marier et cherche une nouvelle foi en Dieu. On peut à priori douter de la spontanéité du narrateur mais au fur et à mesure du film, on comprend sa sincérité dans sa démarche.          
    Les narrateurs ont un certain nombre de points en commun : 
          ° Ils ont un physique agréable, suffisamment séduisant pour ne débuter aucune femme
          ° Ils ont une haute idée d'eux-même
          ° Ils aiment l'auto-analyse, ce qui justifie leur narration
          ° Ils sont souvent traversés par des indécisions
     Les six contes moraux montrent des narrateurs de plus en plus âgés mais surtout de plus en plus matures dans leur manière d'être et de séduire les élues. La rencontre entre Vidal et le narrateur leur permet d'évoquer leur vie adolescente que l'on retrouve à travers les personnages dans les deux premiers contes moraux.         
     Pour ce qui est des liens entre Pascal et Jean-Louis, on distingue des rapprochements mais aussi des oppositions. Même si le narrateur respecte Pascal en tant que mathématiciens, il s'insurge contre ses idées sur le catholicisme. Comme le précise Vidal :"Pascal est sa mauvaise conscience. Parce que Pascal le vise le vise, lui, faux chrétien. Le narrateur reproche vite à Pascal sa notion de "pari" mais surtout de refuser tous les plaisirs de la vie, d'exiger du chrétien une forme de sainteté. Le narrateur semble se trouver du côté des jésuites. 
  
                 * Vidal                 
     Des quatre principaux interprètes de Ma nuit chez Maud, Vidal est sûrement celui qui a la plus grande importance pour Rohmer pour deux raisons principales. Déjà, cette participation est intrinsèque au rapport que le cinéaste entretient avec ses comédiens.  : il écrit en fonction de ceux-ci, en les écoutant, en intégrant à leurs discours leurs tics de langage, ainsi que leur gestuelle, allant même jusqu'à proposer , de façon informelle, une situation à ses acteurs, jusqu'à observer leurs réactions, leurs expressions. Cela donne l'impression à beaucoup d'acteurs rohmériens d'être aussi les auteurs des films du cinéaste. Aussi, la collaboration d'Antoine Vitez a permis à Rohmer de mieux appréhender ce personnage d'intellectuel marxiste pour bien contredire les thèses pascaliennes. 
      Au-delà de la contribution aux dialogues, on peut voir une interférence entre la personne (réelle) et le personnage (fictif) alors que le cinéaste entretient une entière confusion puisque les personnages gardent à la fois les noms mais aussi les professions de leurs interprètes (si on peut encore les appeler ainsi). Finalement, on sait peu de choses sur Vidal, sur sa vie, son passé et ses aspirations. C'est un intellectuel qui paraît doublement cultiver le libertinage au sens du 17ème siècle, c'est-à-dire contre les dogmes et préceptes de l'Eglise, et au sens du 18ème siècle, entre la légèreté et licence des moeurs. Et ce sont de ces deux types de libertinage que le narrateur tient peut-être le plus à s'éloigner. 
      Vidal est certainement le plus complet de ces amis des narrateurs des Six contes moraux. Il est à la fois : 
             ° Le camarade proche qui connaît le passé et le caractère du narrateur
             ° Le confident souvent envahissant
             ° Le témoin des amours du narrateur (il incite souvent le narrateur à séduire l'élue)
             ° Le rival (par rapport à Maud et par rapport à Françoise ?). Ces amis n'hésitent pas à brusquer les narrateurs, les mettant parfois en face de leurs contradictions, étant souvent indiscrets, voire grossiers - d'autant plus qu'ils font preuve de crudité. Les amis, malgré leurs critiques, sont souvent fascinés par les narrateurs. Vidal est fidèle à son image de "libertin" car on le voit passer d'une femme à une autre même si on le voit seul dans les rues de Clermont à la fin du film.                       

              ° La place de Ma nuit chez Maud dans l'oeuvre d'Eric Rohmer
                      * Ma nuit chez Maud : Le film de la maturité ?
      En 1969, Eric Rohmer n'a que deux longs métrages à son actif (Le Signe du Lion sorti en 1962 et La Collectionneuse sorti en 1967). Malgré le succès (très parisien) de La Collectionneuse, Eric Rohmer reste encore un cinéaste que l'on peut qualifier de "confidentiel". 
      Avec Ma Nuit chez Maud, Eric Rohmer atteint enfin la notoriété après l'échec (commercial) du Signe du Lion. Rohmer prolonge son apprentissage du cinéma après l'échec de son premier long métrage en produisant de nombreux documentaires et en continuant à étudier le cinéma (malgré son éviction des Cahiers en 1963). En 1969, le metteur en scène a déjà réalisé une trentaine de films et c'est un technicien aguerri.
      Dès le début, Ma nuit chez Maud est reconnu par la critique jusqu'à la Sorbonne où il va donner des cours de mise en scène. Par son style, son sujet et sa tenue, Ma nuit chez Maud semble être le film que l'on attendait de l'ancien rédacteur en chef des Cahiers du cinéma. A 50 ans, il devient l'égale de ses camarades des Cahiers du cinéma en l'espace d'un seul film.           

                      * La place de Ma nuit chez Maud dans les 6 contes moraux
       Comme pour les 5 moraux (sauf L'amour l'après-midi), Rohmer a écrit le scénario de ses films comme des nouvelles, à l'époque où il ne savait pas encore qu'il allait en faire des films. Après avoir écrit ces 5 nouvelles, Eric Rohmer se serait rendu compte qu'il y avait une unité entre ces nouvelles et décida d'écrire (directement en tant que scénario de film) le scénario de L'amour l'après-midi en tant que sixième volet.  
       Contrairement à la série des Antoine Doinel de François Truffaut où il y avait une unité par rapport aux personnages, ce qui fonde l'unité des six contes moraux, c'est la thématique. Même si Ma nuit chez Maud est le troisième conte moral, certains critiques ont considéré qu'il était le dernier tant les personnages étaient plus matures et le film abouti.       

          I- Un film représentatif de la Nouvelle Vague
    On assimile souvent le cinéma d'Eric Rohmer au cinéma de la Nouvelle Vague. Effectivement, il fait partie de ces cinéastes qui ont écrit contre ce que l'on a appelé la "qualité française" et pour les Cahiers du Cinéma dès ses débuts. Mieux, il a été directeur des Cahiers entre 1958 et 1963 avec Jean Douchet comme rédacteur en chef adjoint. Aussi, on sent une volonté de sa part de retranscrire les idées et l'esthétisme de la Nouvelle Vague à travers ses films. Néanmoins, Eric Rohmer est passé à côté de l'époque phare des films de la Nouvelle Vague qui se situe entre février 1958 et 1962 (on estime qua la Nouvelle Vague est un courant cinématographique qui a duré 4 ans). Or, son premier long métrage, Le signe du lion (sorti en 1959) a été un échec commercial sans précédant. On estime qui Rohmer a raté le train des cinéastes de la Nouvelle Vague pendant que François Truffaut réalisait Les 400 coups et que Jean-Luc Godard sortait A bout de souffle (films ayant eu un important succès). Pendant ce temps là, Rohmer se consacre à une série d'articles sur le cinéma (devenant après rédacteur en chef des Cahiers d'ailleurs) avant de produire à la fin des années 1960 les six contes moraux. Or, Rohmer n'a pas perdu de vue son idée de produire des films en adéquation avec les idées et l'esthétisme de la Nouvelle Vague et même si Ma nuit chez Maud sort en 1969 (bien plus tard que l'époque phare de la Nouvelle Vague), il en est un film très représentatif. 

                  a) Un film où le langage a une place prépondérante
     On sait avec le manifeste d'Alexandre Astruc que le but du cinéma de la Nouvelle Vague était de donner une grande importance au langage au sein des films (voir son article sur la caméra-stylo). Selon lui :"l'auteur écrit avec sa caméra comme l'auteur écrit avec son stylo." Cette idée correspond très bien au cinéma de Rohmer dans son ensemble. Rappelons que Rohmer a lui-même écrit ses contes moraux avant de les réaliser (même s'il ne savait pas qu'il allait en faire des films en les écrivains). Aussi, il accorde une place prépondérante à la parole car pour lui (et comme pour tous les cinéastes de la Nouvelle Vague), le cinéma a été victime de la "tyrannie du visuel" à l'époque du cinéma muet et l'apport de la parole est en réalité déterminante.   
                                
                           1- Un cinéma bavard ? 
       Une des caractéristiques qu'on attribue aux films de la Nouvelle Vague est d'avoir introduit des dialogues longs et profonds en adéquation à l'idée que se faisaient les cinéastes de ce mouvement du rôle du langage dans un film. Considérant que Ma nuit chez Maud est un film représentatif de la Nouvelle Vague, on pourrait penser qu'il est représentatif du "cinéma bavard", souvent moqué par les personnes s'ennuyant devant ces films. Pourtant, les huit premières minutes du film contredisent ce  constat car aucun mot n'y est prononcé. Il y a de nombreuses "pauses" dans Ma nuit chez Maud où il n'y a aucun dialogue. On peut légitimement penser que ces "pauses" étaient faites pour les voix off que Rohmer a décidé de supprimer quasiment au dernier moment. 
        Ces "pauses" deviennent des moments faits pour faire réfléchir le spectateur au sens du film et à ses enjeux. Ces "pauses" sont souvent présentes à l'Eglise, lieu de spiritualité où chacun espère se rapprocher de Dieu et de la morale chrétienne et juste. La parole donnée y est celle de Dieu et celle-ci semble parler directement au narrateur. On pourrait y entendre un substitut de la voix off qui accompagne les méditations et les résolutions du narrateur. Il en est de même lors des conversations avec les collègues de l'usine Michelin. Conformément aux principes de la Nouvelle Vague, il n'y a pas chez Rohmer une phrase inutile, "pas un mot d'auteur", dans la mesure où ceux-ci seraient gratuits, sans rapport immédiat avec le récit, avec les personnages.        
      Selon Rohmer, le parole est toujours chargée d'apporter du sens, ce qui est loin d'être le cas du bavardage. Le cinéaste ne voit pas pourquoi "pour signifier", il se passerait d'"un outils excellent, le langage parlé" alors que "l'image n'est pas faite pour signifier, mais pour montrer." Pour lui, les "situations dans la vie sont des situations où l'on parle. Celles où l'on ne parle pas sont exceptionnelles." La parole est donc une action, la principale certainement, qui, nous rapproche du réel et nous éloigne d'une idée fausse mais beaucoup plus cinématographique de la réalité. 

                           2- Des dialogues littéraires ?      
        On observe dans les six contes moraux que les narrateurs se prennent souvent pour des personnages de romans. Il n'y a pas que le narrateur qui se prend pour un personnage de roman dans Ma nuit chez Maud. Vidal, Maud et Françoise le font aussi. Il peut sembler naturel que ces personnages, d'un niveau social élevé, nourris de littérature classique et qui aiment s'analyser eux-mêmes avec précision, cherchent le mot juste, la forme la plus fidèle à leur pensée. Il est évident que Rohmer montre des personnages qui s'écoutent parler, dont les discours peuvent paraître faux (ce qui est souvent voulu), parfois agaçants comme le sont certaines personnes.
        C'est une caractéristique fondamentale des personnages rohmériens, même s'il essaye à chaque fois d'offre à chacun un style qui lui soit propre. Rohmer écrit des dialogues pour des acteurs précis, souvent avec leur collaboration (avec Vidal par exemple). Les films de ce cinéaste sont d'une importance rigueur grammaticale et les tournures de phrases et d'esprits sont propres aux actrices et aux acteurs. Cette méthode donne un tour particulier, "un parler qui serait le français de notre époque si on savait garder encore, correctement et simplement, le bon usage de notre langue." 
        Pour Rohmer, les acteurs de Ma nuit chez Maud jouent très juste mais restent des comédiens en interprétant un rôle. Le film n'est pas seulement composé de dialogues littéraires. On y distingue aussi des effets de réel (par exemple lorsque tous les personnages parlent en même temps ) propos de Pascal). On peut voir aussi des ruptures de ton et des changements de registre qui sont fréquents lors du dîner chez Maud (du sérieux au paillard, de la confidence à la provocation, de la gêne à la gaité). Finalement, le cinéma de Rohmer se fonde sur un plurilinguisme qui force l'attention de tout analyse de Ma nuit chez Maud, et qui, paradoxalement, rend ce film plus proche de la vie mais aussi plus littéraire). Tout en introduisant des dialogues littéraires, très représentatifs de la Nouvelle Vague, Eric Rohmer n'en oublie pas que ce mouvement est au départ sociologique et qu'il doit montrer, de manière réaliste, la société française de la fin des années 1950 et des années 1960.      
         
             b) Une narration et une esthétique proches des idées de la Nouvelle Vague
                    1- Vers une disparition des narrateurs ? 
      Le cinéma de la Nouvelle Vague a été fortement influencé par le cinéma américain des années 1940 et 1950 qui a popularisé l'utilisation de narrateur à travers une voix off. On pense notamment au célèbre Citizen Kane d'Orson Welles où l'ajout d'une voix off a révolutionné le cinéma tout entier. André Bazin, fondateur des Cahiers du Cinéma en 1951 admirait beaucoup Welles et cette nouvelle manière de faire du cinéma tout comme les autres cinéastes de la Nouvelle Vague, dont Rohmer bien évidemment. Maurice Schérer s'est aussi beaucoup inspiré du cinéma américain et de l'apport des voix off même s'il confessait à la fin de sa carrière, dans les années 90, qu'il "aimait l'absence de narrateur". Or, tous ses contes moraux (donc Ma nuit chez Maud) sont caractérisés par la présence d'une voix off plus ou moins présente. 
        Pour Rohmer, (au début de sa carrière du moins), :"La présence du commentaire à la première personne est due moins à la nécessité de révéler des pensées intimes, impossibles à traduire par l'image ou le dialogue, qu'à situer sans équivoque le point de vue du protagoniste." Aussi, :"C'est seulement sur l'écran que la forme de ces récits accède à sa plénitude, ne serait-ce que parce qu'elle s'enrichit d'un point de vue nouveau, qui est celui de la caméra et ne coïncide plus avec celui du narrateur." On y voit un attachement fort du cinéaste pour la forme littéraire qu'il ne renie nullement, à laquelle il offre pleinement tout en espace.
        
                           2- La "conscience nette" de Rohmer sur le temps du récit
        Etant donné que le cinéma ne possède pas de "déictiques temporels", le temps du récit  ne peut être donné que par un commentaire off. Dans Ma nuit chez Maud, une seule intervention off, de nuit sur l'avenue des Etats-Unis, suffit à renvoyer la quasi-totalité du film dans le passé :"Ce jour-là, le lundi vingt décembre, l'idée m'est venue brusque, précise, définitive, que Françoise serait me femme." Il apparait évident que cette phrase ne doit pas apparaître dans le texte des six contes moraux mais a été ajoutée. Entre le texte qui correspond à ce passage et ce qui est dit dans le film, on passe de "nette" à "brusque dans le film ou encore de "qu'elle serait ma femme" à "Françoise serait ma femme."
        On remarque que c'est le nom de "Françoise" qui marque que la situation du narrateur a changé entre le temps de l'image et celui de l'énonciation de la voix off. Le temps où le narrateur ne connaissait pas le nom de la jeune fille est révolu. On est dans le même cas pour la seconde voix off qui semble être postérieure de cinq années par rapport à l'époque où le narrateur passait sa nuit chez Maud. Avec cet épilogue, c'est la première fois chez Rohmer, que le temps des images pourrait se confondre avec celui de la narration, ou bien que ces deux temps finiraient par se rejoindre. La narration off ne marquerait pas nettement que les images montrent un passé révolu. Rohmer a affirmé qu'il avait une "conscience nette" de ce jeu entre le présent et le passé. 

                           3- Entre objectivité et subjectivité     
        Déjà, au cinéma, le narrateur (en dehors du personnage) ne peut être que off et ce off se marque sur trois niveaux : 
               ° Celui de l'énonciation (énonciation filmique pure - images et sons directs - versus un récit off)
               ° Celui du degré de connaissance du narrateur par rapport au héros
               ° Celui de la temporalité (le narrateur est ici celui qui prononce le commentaire off)            

                                      a) Quel point de vue ?
        On aurait pu penser que le point de vue de la caméra coïnciderait avec celui du narrateur, d'autant plus qu'il semble que ce sont ses souvenirs qui sont portés à l'écran. C'est même le seul cas d'image "réellement subjective" selon Mitry, qui remarie cependant que "le flash-back nous montre seulement ce à quoi pense l'être qui se souvient. De toute façon, c'est le point de vue du témoin invisible et non celui de l'être qui se souvient." Rohmer croit aussi à l'impossibilité de confondre l'image mentale de la réalité ; ce que montre Rohmer n'est pas le souvenir mais, tout au plus, ce dont le personnage se souvient. Aussi, cette unicité de point de vue aurait constitué une redondance et surtout elle eût été contraire au projet rohmérien d'un contrepoint entre l'image et le discours off. Les plans clairement et purement subjectifs sont exceptionnels dans Ma nuit chez Maud et dans l'ensemble du cinéma de Rohmer.
        Il y a de nombreux moments où, le point de vue de la caméra glisse d'un personnage à l'autre ou lorsqu'il semble offrir un point de vue partagé par deux personnages. Cette multiplicité ou ce partage des points de vue en un seul plan n'est possible que parce que l'oeil de la caméra ne correspond jamais - ou presque - exactement au regard d'un personnage. Il y a aussi des "infractions" aux "règles" et usages cinématographiques. D'ailleurs, il n'y a jamais vraiment d'infraction lorsqu'il y a des nécessités qui s'imposent : 
              * La première infraction : elle concerne "l'échelle choisie par Eric Rohmer". Souvent, lors des plans moyens où l'on cadre habituellement les personnages en pieds, Rohmer ne montre pas pieds ; quand on s'attendrait à un plan américain qui coupe les personnages au milieu de la cuisine, il cadre aussi les genoux, ou resserre un peu plus son plan. On peut y voir deux motivations chez Rohmer par rapport à ces plans. La première serait la volonté d'une certaine composition de l'image (voulant montrer tantôt un peu plus ce qui permettrait un cadrage canonique, tantôt pour éviter de perdre le personnage dans un décor qui prendrait trop de place). La seconde motivation est d'ordre stylistique. D'une part, lors d'un plan subjectif, un décalage dans la largeur du cadrage par rapport à une échelle canonique marque aussi un léger décalage dans le point de vue, une subjectivité impure. D'autre part, en se rapprochant, ou en s'éloignant du personnage par rapport à une norme du cadrage, le metteur en scène paraît vouloir tantôt être plus proche, plus en empathie avec ce personnage, tantôt se maintenir un peu à distance.
              * La seconde infraction : Elle consiste, lors d'un dialogue, à filmer non pas toujours la personne qui parle mais souvent la personne qui écoute. Cette conception permet de voir les réactions de la personne qui écoute - ou n'écoute pas -, mais aussi de donner un véritable sens à l'image, d'en faire un contrepoint des paroles. Une des conséquences de ce décalage par rapport à la "norme" est qu'il amène des points de vue dont on connaît toute l'ambiguité lors des dialogues en champ-contrechamp. Alors qu'habituellement nous partageons le point de vue, l'audition a séparé ocularisation et auricularisation : selon sa typologie, nous sommes ici en ocularisation et auricularisation interne secondaire, de celais qui écoute, il arrive que Rohmer nous mette du côté de celui qui parle, qui émet les discours.    

                                      b) La semi-subjectivité (notion mise en lumière par Mitry)
           Cette semi-subjectivité semble adaptée au cinéma de Rohmer. Il y a beaucoup d'images dont on ne sait pas si elles sont subjectives ou objectives. L'objectivité est à la fois en partie subjective et la subjectivité n'est jamais parfaite. Chez Rohmer, on parle d"'image associée" dans le sens où bien que les images rohmériennes "conservent toutes les qualités de l'image descriptive, elles épousent le point de vue d'un personnage qui, posé objectivement, occupe une situation privilégiée dans le cadre. La caméra l'accompagne dans ses déplacements, agit avec lui et voit comme lui et en même temps que lui."

                                      c) Chevauchements 
        En choisissant le terme d'"image semi-subjective", Mitry a voulu rester dans une perspective, et une tradition, où c'est le point de vue de la caméra, qui, détermine l'objectivité ou la subjectivité de l'image, entre lesquelles dans une position intermédiaire, viendrait se placer l'image semi-subjective. Pasolini a préféré la notion de "subjectivité indirecte libre" qui s'inscrit dans une perspective plus linguistique, plus stylistique. 
        Pour Gilles Deleuze, :"On voit chez Rohmer que la présentation des images ou des scènes visuelles sur un mode correspond au discours indirect libre." On retrouve dans Ma nuit chez Maud deux traits du "subjectivisme indirect libre" tel que le définissait Pasolini. D'abord, le "chevauchement de deux énonciations", qui définit aussi le style indirect libre, se fait dans le cinéma rohmérien entre un personnage et un narrateur. Ce narrateur peut être le personnage lui-même mais dont le regard cherche à se retrouver, à se superposer au regard de celui qu'il était à l'époque de la diégèse.
        Parfois, ce "chevauchement des deux énonciations" se fait aussi chez Rohmer entre plusieurs personnages, sans que l'insistance narratrice soit exclue. Néanmoins, contrairement à ce que Pasolini met en évidence chez Godard, Rohmer n'opère pas forcément "un rapprochement successif de deux points de vue" mais la plupart du temps "une sorte de fondu à la faveur de laquelle deux énonciations vont se superposer", pouvant "être source d'ambiguïté", de cette ambiguïté qui fait des films de Rohmer et donc de Ma nuit chez Maud, "Au-delà du spectacle, un carrefour d'interprétation, un labyrinthe et un jeu logique inédit duquel l'auteur se retire autant qu'il s'y investit, semblant dire en même temps "Madame Bovary, c'est moi" et "Je n'y suis pas".              

                           4- Le choix des "petites beautés"
        En revenant à ce que disait Mitry sur Rohmer, on peut dire que l'image rohmérienne n'est pas seulement semi-subjective. Elle est totale (c'est-à-dire descriptive, analytique et symbolique). La caméra de Rohmer est d'abord "descriptive", "objective", c'est-à-dire qu'elle "enregistre drame, mouvement, action, sous un angle susceptible de donner la meilleure description possible des évènements considérés. Le point de vue est simplement le plus favorable au "rendu de cette action". Le cinéma de Rohmer est ontologiquement fondé sur cette mirage (illusion) qui montre "la situation que l'on se contente de rapporter telle quelle". Ensuite, les images sont subjectives aussi (cf. Entre subjectivité et objectivité). Enfin, il y a un caractère symbolique dans les images, ce que Mitry appelle "l'image personnelle" ou le "subjectivisme descriptif", ou encore le "point de vue de l'auteur", qui, consiste à montrer "les évènements sous un angle délibérément  choisi qui permet de composer le réel et de structurer l'espace  en lui donnant un sens. On met en valeur les rapports circonstanciés qui accusent, soulignent ou contredisent les relations de sens que la psychologie et le drame impliquent de par eux-mêmes, élevant de la sorte au signe ou au symbole certains aspects particulièrement significatifs. Cette qualité a constitué l'un des mots d'ordre de la Nouvelle Vague qui refusait tout image "inutile" ; Rohmer a lui-même loué chez Hitchcock, "un fluide magnétique qui balaie l'écran, le polarise, qui donne à l'espace jusque-là terne, amorphe, une orientation, une saveur en chaque point différente, où chaque déplacement sera de son fait même chargé de sens."
         Finalement, le cinéma de Rohmer serait fondé sur la fusion de trois aspects. Le premier est la description d'un monde donné comme celui de la réalité avec une narration linéaire. Le deuxième est celle de l'auteur - de l'artiste - qui organise les divers éléments du récit afin que ceux-ci se chargent de sens, donnent une dimension artistique au film que ne se contente alors plus d'être un documentaire illustré. Enfin, le troisième aspect insuffle la vie en se rapprochant des protagonistes, en les "associant" à la narration de façon irréductible, sans pour autant leur confier tout à fait la relation des faits et risquer de n'avoir qu'une vision éminemment tronquée.
         Le "mythe de la beauté picturale" décrit par Pasolini est transposé chez Rohmer au "mythe de la pure réalité picturale". Pour Pasolini :"Le monde apparaît comme régi par un mythe de pure (réalité) picturale, que les personnages envahissent, il est vrai, mais en se soumettant aux règles de cette réalité, au lieu de les profaner par leur présence. Le réalisme du cinéma de Rohmer est donc une part indispensable du style (indirect libre) du cinéaste, afin que, comme le notait Barthes, :"Les citations soient exactes" et que la polyphonie de l'art opère. 
         Pour Pasolini :"Le subjectivisme indirect est un cinéma de poésie". Or, Rohmer refuse la poésie , mais aussi le pittoresque que l'auteur a fait coïncider avec un refus du "quelconque", avec l'exigence absolue de ne pas traiter "un thème contingent, dans une multitude de possibles, mais un grand sujet nécessaire tel que le cinéma devait, un jour ou l'autre l'aborder." Ce que reproche Rohmer est "un rapport de prédation au paysage, qui, selon lui, est aussi le propre des "films cartes postales". Non seulement il réprouve la banale insignifiance du cliché, c'est-à-dire la joliesse sans âme ; mais sa réprobation se porte aussi sur un regard qui impose un point de vue sur un paysage, qui soumet le paysage à travers une oeuvre.                 
         Qui plus est, Rohmer ne nous laisse jamais contempler les paysages et nous met chaque paysage en relation avec un personnage. Ce n'est pas tant le paysage que le metteur en scène donne à voir que les relations, aux facettes multiples et parfois contradictoires, des personnages avec le paysage. Or quand nous voyons un paysage, comme le note Antoine de Berque :"Notre regard ne se porte pas seulement sur le paysage ; dans une certaine mesure , il est le paysage." Pour qu'il existe des paysages dans Ma nuit chez Maud, il faudrait que le cinéaste nous plonge dans le monde intérieur d'un de ses personnages pendant un moment, sans qu'il n'imprime la moindre distance avec celui-ci. 
          Là où on peut considérer que Ma nuit chez Maud est un film caractéristique de la Nouvelle Vague, ce n'est pas seulement parce qu'il est "pensé, pesé et parfait", c'est aussi parce qu'il y a une éthique. Encore critique, le futur auteurs des six contes moraux avait déjà posé un principe esthétique qui allait présider son cinéma :"Vous serez frappés, d'abord par la simplicité du point de vue, l'ascèse du décor, disons même, parfois, la banalité des attitudes. Mais un examen plus attentif vous fera distinguer, sous cette sécheresse apparente, mille petites inventions, surtout en ce qui concerne le mouvement des mains, toujours beau, toujours vrai. Ces petites beautés-là, c'est le grand art : on l'admet en peinture, pourquoi pas au cinéma ?"
   

          II- Un film profondément pascalien 
          a) Entre mensonges et vérités 
    Dans un de ses articles ("Pour un cinéma parlant" en 1948), Maurice Schérer estime que :"Le cinéma ne ment pas assez." Depuis, cette ambiguïté, fondamentale et revendiquée est omniprésente. Déjà, le mensonge n'est pas certain et doit toujours être soumis à un examen. Lors du repas chez Maud, le narrateur parle de cette "fille à la messe" et Vidal le pousse à revenir sur cette "jolie fille" et le narrateur admet que c'est une "jolie femme." Lors de la fin de l'épilogue, Maud (par pressentiment) pense que la femme dont parle le narrateur est "jeune, blonde et catholique." Elle a raison mais le narrateur n'a pas directement menti. L'omission est beaucoup pratiquée par les personnages rohmériens, qui n'y voient pas tout à fait un mensonge. Dès lors, la suspicion fait intrinsèquement partie de la lecture et de l'écoute du film. Nous ne devons pas seulement chercher la vérité dans ce que disent les personnages ou dans ce qu'ils montrent mais plutôt dans ce qu'ils cachent. 
        Le fait que l'étudiante qui accompagne Vidal dans le café le Suffren ait un livre de Descartes n'est pas un hasard. Le metteur en scène semble de dire qu'il faut douter ; mais, si le doute cartésien doit mener à la vérité, à la certitude, celui auquel nous pousse Rohmer n'aboutit qu'à l'incertitude, il paraît être sa propre fin, ou, plutôt, la fin du film. Même s'il paraît étonné que Pascal condamne la science, le narrateur affirme comme l'auteur des Pensées que "les mathématiques sont inutiles et détournent de Dieu." Il désire et refuse Maud à plusieurs reprises en hésitant à aller dans son lit puis finalement en y allant. Chez Rohmer, le mensonge contient toujours une part de vérité et la vérité contient toujours une part de mensonge. D'ailleurs, le narrateur reconnait ses contradictions intérieures en essayant de rester cohérent dans le même temps. 
        Cette technique fondamentale dans le cinéma de Rohmer est aussi un ressort comique fait pour divertir, car ses films sont drôles, même s'ils sont souvent cruels. Le divertissement chez Rohmer se fonde surtout sur les décalages entre les comportements et les paroles chez un même personnage ou entre deux d'entre eux, sur des contradictions internes à certains discours, ainsi que sur l'inversion d'une scène à une autre (Le narrateur séduit Françoise tout comme Maud avait séduit le narrateur, en utilisant le prétexte de la neige comme élément). Le rire provoqué par Ma nuit chez Maud est souvent subtil, on s'amuse plus qu'on ne pouffe. Le rire n'est pas ici une moquerie, le rieur n'est pas au-dessus des personnages, qu'au contraire c'est parce qu'il les comprend, qu'il est à leur hauteur.
        Dans Ma nuit chez Maud, Eric Rohmer ne fait pas directement allusion à Pascal, même si le Discours sur les passions de l'amour et les Pensées sont citées, contrairement aux Provinciales. Une des premières interrogations est de savoir si le narrateur est jésuite ou s'il est un peu janséniste. Cette première question renvoie directement aux lettres de Pascal qui défendait ses amis, en particulier monsieur Arnauld, et attaquait la Société. Il est possible que Rohmer pense à Pascal quand, avant qu'aucun personnage n'ait évoqué l'auteur des Pensées, il fait dire à Maud :"Où qu'on aille, on est condamné à la province." Aussi, l'allusion de Vidal aux Provinciales quand il dit qu'il pense à "aller à la messe pour cherche des filles", pratique que semblent tolérer les disciples de Molina et que condamne Pascal. 
        Deux idées développées dans ces Provinciales semblent intéressantes à confronter avec le film, voire avec le cinéma de Rohmer en général. D'abord, il s'agit de "la doctrine des opinions probables (Cinquième et sixième lettres dans Provinciales). Chez les jésuites (vus par Pascal), il importerait peu qu'une opinion soit juste ou injuste ; il suffirait qu'elle soit probable, c'est-à-dire qu'elle ait été émise par quelque docteur de la Société (sans que celui-ci partage nécessairement son opinion) afin qu'elle agrée à une situation donnée, à celui qui l'adoptera. Donc, pour se ranger à une opinion, on n'est pas obligé d'en examiner la véracité, ni même la plus ou moins grande probabilité, mais seulement le fait qu'elle soit ou non probable selon la définition précédente. Malgré l'importance de l'enjeu, Pascal semble s'amuser de ce jeu du mensonge et de la vérité, comme Rohmer aime à le faire dans ses films. Le cinéaste pratiquerait un humour pascalien ui est, trop souvent négligé (Pascal défend le rire et la "risée", pendant la première moitié de sa 11ème lettre, la première qu'il adresse directement à ses adversaires, "les Révérends Pères Jésuites".
        Il n'y a pas seulement que des décalages entre les paroles et les actes, il y a aussi des allers et retours. D'abord, d'une action parfois insignifiante ou d'une absence d'action, un personnage tisse, à tort ou à raison, toute une histoire. Réciproquement, le discours peut quelques fois se substituer à l'action, en tenir lieu, devenant ainsi performatif ; mais, plus souvent encore, il engage, il est le moteur de l'action : le personnage dit afin de faire, ou il ne fait que parce qu'il a dit, ou peut-être parce qu'il y est engagé (comme le narrateur avec Françoise). Ce dernier engagement peut être rapproché du processus du "mûrissement" des opinions favorables : il faut les émettre afin qu'elles émergent, puis qu'avec le temps elles s'affermissent, elles deviennent "tout à fait probables et sûres".
        Le mensonge le plus important est évidemment le mensonge final qui, lui, est volontaire et assumé. Il d'agit ici d'un mensonge moral, que le narrateur dissimule derrière "l'idéal par l'artifice d'un mensonge". Même ici, le narrateur ne ment pas tout à fait, dans l'esprit : "s'"il ne s'est rien passé" effectivement , ce fut à l'encontre de la situation, du déroulement de Ma nuit chez Maud, de la volonté - fluctuante - du narrateur ; si celui-ci ne reconnaît pas ce qui est arrivé de fait, il avoir ce qui aurait pu se produire, il n'invente (presque) rien.                    
             

                  b) Les quêtes et l'émergence des probabilités
       Tout comme dans les cinq autres contes moraux, on est en présence de la description des sentiments amoureux dont le fondement est la rencontre. Le narrateur entre toujours en contact dans un premier temps avec l'élue, puis doute avec la tentatrice pour finalement retrouver son élue après avoir douté. Même s'ils ne l'assument pas toujours, les narrateurs cherchent et provoquent la rencontre avec les élues et les tentatrices. Ces narrateurs présentent ces rencontres comme étant le fruit du hasard alors que ce n'est jamais véritablement le cas. Il y a toujours une quête qui est sous-jacente. Le héros rohmérien, à l'instant du chevalier dans sa quête, a pour motivation, et pour but, de gagner le coeur d'une dame : il vit des péripéties qui le rapprochent ou l'éloignent de cet amour. Il y a toujours deux quêtes chez les narrateurs. Il y un a une de morale et qui correspond à la quête de l'être aimée et une d'immorale qui correspond soit au libertinage, soit à l'éloignement de l'être aimé, soit une fausse route. Mais dans tous les cas, elle n'aboutit pas à une relation stable car le narrateur finit toujours avec l'élue. 
       Ces quêtes se développent au rythme d'évènements qui semblent extérieurs à la volonté des protagonistes, de rencontres que ceux-ci n'ont apparemment pas pu prévoir. Elles semblent soumises au hasard. La première rencontre du narrateur et de Françoise dans l'Eglise semble complètement régie par le hasard avant ces "furtifs regard". Mais même si elle a pour point de départ un évènement fortuit, la quête du narrateur de Ma nuit chez Maud ne s'inscrit pas dans un espace uniquement régi par le hasard. 
        Dès sa première conversation avec Vidal, le narrateur évoque une théorie que peu de personnages rohmériens renieraient. Pour lui, l'évènement dont on veut déterminer la probabilité est fondamentalement la rencontre. La première approche du narrateur est très générale et simple même si elle se fait déjà en termes mathématiques :"Les trajectoires ordinaires de deux individus ne se rencontrant pas, c'est dans l'extraordinaire que se situent leurs points d'intersections." Autrement dit, on est dans un système binaire où la rencontre est soit impossible, quand deux individus se cantonnent à leurs habitudes, soit possible, si l'un au moins choisit de ne pas suivre une trajectoire qui lui est familière ; mais, lors de cette première approximation, la possibilité de la rencontre n'est nullement quantifiée : ce possible n'est qu'une sortie de l'impossible. 
        C'est parce que, lors de son trajet habituel entre Ceyrat et les usines Michelin, le narrateur n'a jamais aperçu Françoise (ni Vidal) qu'il s'enfonce dans Clermont, qu'il entre dans le café Le Suffren. Son principe des "trajectoires extraordinaires" trouve alors à s'appliquer non à la rencontre souhaitée mais à des retrouvailles avec son ami du lycée. C'est sans doute ce même principe, bien plus que le prétendue volonté d'infliger un démenti à Vidal, qui entraine le narrateur à suivre son ami au concert de Léonide Kogan malgré son manque d'"envie d'écouter de la musique ce soir" lève toute ambiguïté sur les motivations du narrateur, si tant est qu'il pût y en avoir à la seule visions du film. 
        Néanmoins, le narrateur veut aller plus loin dans la description de ses probabilités de rencontre. Il veut "définir les chances" que la rencontre ait lieu et il précise :"C'est une question d'information, et de traitement de l'information. Encore faut-il que l'information existe. La probabilité que je rencontre une personne dont je ne connais ni le domicile, ni le lieu de travail est évidemment impossible à déterminer. On voit ici la première notion de probabilité subjective , une sorte de logique inductive, une "théorie normative de la probabilité dans laquelle l'ensemble des jugements portés par un individu hypothétique découle nécessairement des suppositions auxquelles il se livre librement dans des conditions d'incertitudes." Ces probabilités subjectives sont donc élaborées selon un raisonnement d'une parfaite rigueur logique, mais leur caractère subjectif, et donc contingent, provient d'une incertitude quant à la validité des prémisses (ou hypothèses).
         Dans Ma nuit chez Maud, le narrateur se place dans le cas le plus défavorable. Il ne dispose d'aucune information et il est obligé d'appliquer le principe d'indifférence, qui, consiste à attribuer la même probabilité que la rencontre ait lieu quelle que soit la trajectoire (inhabituelle) empruntée. Dès lors, le nombre de trajectoires étant infini, cette probabilité devient nulle, ou quasi nulle. Il y aurait peu de sens à faire une distinction entre l'impossibilité de la rencontre quand on reste dans l'ordinaire et la possibilité quand on passe dans "l'extraordinaire".
         Mais, le narrateur en sait plus qu'il ne veut le dire à Vidal : Françoise va à la messe de Notre-Dame du Port et circule dans Clermont. Hormis un certain soulagement à ne pas avoir aperçu la jeune fille au concert, le narrateur estime bien vite qu'il aura plus de chances que celle qu'il voit régulièrement lors de l'office dominical de Notre-Dame du Port ascite, dans la même église, à la masse de minuit à laquelle il convie Vidal...                    

                  c) La notion d'espérance
         Dans la perspective probabiliste, l'espérance fait entièrement partie des trois vertus théologales et est décrite ici. Dans Ma nuit chez Maud, les mathématiques ne sont pas opposées à la philosophie, au contraire, lorsqu'il est énoncé pendant le film que :"Le mathématicien et le métaphysicien ne font qu'un". Partant de la théorie de Pascal, le narrateur donne la définition mathématique de l'espérance, :"Le produit du gain par la probabilité", que Vidal transpose de la nécessité de Croire en Dieu à celle que l'histoire a un sens. On pourrait n'y voir qu'une digression par rapport à la quête amoureuse du narrateur mais Rohmer offre une nouvelle perspective : le narrateur sait qu'il a une faible probabilité de revoir Françoise et d'avoir une relation amoureuse avec elle, mais le gain est tellement grand que le risque vaut le coup. On est en plein pari pascalien où on sait que "Vivre avec l'espoir, c'est une vie qui en vaut bien d'autres". 
          Pour le narrateur, :"L'idée m'est venu brusque, précise, définitive, que Françoise serait ma femme", ce qui contredit l'extrême faiblesse de la probabilité de l'avènement de cette rencontre qui n'a pu être compensée que par l'espoir d'une vie ordinaire dans le cas où le narrateur parviendrait à son but. Le pari expliqué par Vidal s'applique donc aussi à son ami puisque, pour ce dernier, "la probabilité (de se marier avec Françoise) est faible, mais le gain est infini" dans la mesure où la jeune femme blonde et catholique représente, aux yeux du narrateur, l'épouse parfaite. 
          Le narrateur renouvelle d'ailleurs son pari quand il se dérobe aux avances de Maud, qui, pourtant, est belle, séduisante, intelligente et disponible. Ce que refuse le narrateur n'est pas le plaisir, mais l'inutilité de cette union sans amour avec une femme, athée, divorcée… Même si toutes les motivations, et circonstances, de la dérobade du narrateur ne sont pas d'une pureté absolue, on ne peut pas contester qu'en s'éloignant de Maud, il a, à un moment donné, parié sur Françoise, qui était plus qu'incertaine. Le narrateur condamne Pascal quand le philosophe proscrit les plaisirs - et le mariage -, mais il éprouve "un extrême respect pour" le mathématicien au point de suivre, lui aussi, le pari.
          Aussi, le narrateur prend des risques en allant au concert ainsi que chez Maud. D'abord, il a espéré voir Françoise au théâtre ; mais il s'agissait plus d'un risque car la présence de Françoise dans un lieu mondain aurait dévalué le gain, l'image (trop) parfaite de cette jeune femme catholique et blonde ; et, alors, leur relation même aurait été entachée par le lieu et la rencontre. Chez Maud, le risque est plus évident encore : c'est celui de succomber, de se satisfaire d'un gain moins important mais dont l'acquisition est bien plus probable.            

                  d) L'auteur comme probabiliste
           Même si les personnages des films de Rohmer estiment souvent leurs chances (Le narrateur dit à Françoise Place Jaude :"dix chances sur cent que ce soit vous"), leurs calculs sont souvent faux. Frédéric, dans L'Amour l'après-midi s'étonne de ne jamais voir sa femme lorsqu'il fait les courses dans l'après-midi. Même quand les attentes du narrateur sont comblées, c'est la "probabilité faible", "l'hypothèse B" de Vidal qui l'emporte : le narrateur est dans le plus grand doute quand il voit passer Françoise en Solex devant le café où il a rendez-vous avec Vidal et Maud ; il ne pense pas non plus voir apparaître la jeune femme sous les phares de sa voiture, sur la place Jaude, alors qu'il sort de chez Maud ; mais, dans les deux cas, il se ressaisit très vite et sait profiter de ces occasions (in)espérées. Cela donnerait donc à penser que, malgré les calculs de probabilité des uns ou des autres, le dernier mot reviendrait toujours au hasard, que finalement tout serait fortuit. 
            Néanmoins, tout semble indiquer que la première rencontre du narrateur avec Françoise se fait sous une forte probabilité car il est, pendant un long moment Place Jaude (lieu de convergence des Clermontois) en plein samedi après-midi et et à l'extérieur sur une terrasse de café. Le metteur en scène ne se contente pas de présenter un évènement possible, mais un évènement probable. Le probabiliste n'est plus un personnage du film, il est l'auteur. Le point de vue du probabiliste est un point de vue réaliste et vraisemblable car l'action se déroule toujours dans des lieux réels et identifiables, qu'elle subit les caractéristiques topographiques et sociologiques de son cadre. 
            Plus qu'une vision topographique et météorologique, la film met en avant une vision sociologique, associant à un type de lieux une série d'actions, une casse de rencontres, voire un état d'esprit, qui semble à l'origine de la probabilisation des évènements dans les films de Rohmer en général. Cette vision sociologique est fondée sur une vision statistique du monde : la plupart du temps, lors d'une soirée, on rencontre quelqu'un qui ne fera que passer ; souvent dans un café, on croise quelqu'un perdu de vue; etc. Ce regard statistique de Rohmer est personnel et, donc, parfois contestable, mais il est aussi d'une grande cohérence interne à l'oeuvre du cinéaste conforme à la réalité contemporaine.     

                  e) Des probabilités (semi)-subjectives
             Les personnages semblent subir la loi de probabilités objectives, déterminées par une instance supérieure, et dont l'inéluctabilité est renforcée par la capacité du spectateur à lire les probabilités. Il y aurait une aliénation des personnages par la fréquentation de tel ou tel lieu. Les personnages seraient sans vie et n'exprimeraient aucun choix personnel puisque ces chois seraient gérés par les probabilités. cette idée irait à l'encontre de la détermination du narrateur qui se croit libre de refuser les avances de la tentatrice et de choisir son élue. 
             On s'aperçoit que les protagonistes du film fréquentent des poins en fonction de ce qui va s'y passer, et ce n'est pas sans attente qu'ils s'y rendent. Les personnages adhèrent à la probabilisation de l'espace telle qu'elle a été définie par l'ensemble des films de l'auteur. ils ont conscience que dans tel type de lieu c'est tel type d'évènement, ou de rencontre, qui a le plus de chance de survenir. Donc, la probabilité objectivée par le cinéaste est aussi une probabilité subjective car les personnages en partagent l'idée. Ici, la probabilisation de l'espace est semi-objective et semi-subjective, puisqu'elle est partagée à la fois par un ou plusieurs protagonistes et par l'auteur lui-même.
              Chaque héros rohémerien revendique sa volonté, ce qui est le cas du narrateur qui se précise hors du café pour rejoindre Maud, Vidal et Françoise. On peut tout de même en douter car le narrateur semble hésiter à céder à la tentation avec la tentatrice. Dès lors, le narrateur accorde sa volonté à sa situation ; il affirme que ce qui est advenu est ce qu'il voulait au fond. Les héros mettent en conformité leur situation et leur volonté, c'est-à-dire que le héros croit que sa réalité correspond à sa vérité. Cette attitude serait plutôt la seconde face des probabilités subjectives qui ne sont plus alors fondées sur des calculs (mathématiques) rigoureux dont seules les prémisses sont incertaines, mais "qui guident sans référence obligée à la rigueur et à la cohérence logique", des "inférences". 
              Cette certitude que le temps venu, on rencontrera nécessairement celui - ou quelqu'un  - que l'on aime(ra) ne se fonde pas sur une croyance béate en sa bonne étoile (malgré ce que pourrait Le Signe du lion, par ailleurs for ambigu, même en sa fin), en une grâce qui habiterait chaque personnage, mais sur un calcul qui convainc les personnages que des flux, des courants portés par un semblable désir doivent tôt ou tard converger. Dans la mesure où leur personnalité, leur caractère, leurs goûts et leurs aspirations se définissent par rapport aux lieux qu'ils fréquentent, les personnages devraient nécessairement rencontrer, quelque part, quelqu'un qui leur corresponde. Pour qu'une rencontre ait lieu, il faut que les deux protagonistes la veuillent, ne serait-ce que faiblement, qu'il y ait au moins un consentement, une curiosité, une attirance, une réponse.            
         

lundi 1 juillet 2013

Article sur la Nouvelle Vague

    Introduction :
    La Nouvelle Vague est certainement l'un des mouvements cinématographiques les plus célèbres de l'histore du cinéma. On ne cesse de s'y référer à chaque fois qu'un nouveau groupe de cinéastes présente des points communs. Mes premiers contacts avec la Nouvelle Vague se sont faits avec les film d'Eric Rohmer et les 6 contes moraux (Ma Nuit Chez Maud ou encore L'amour L'après-midi) avant de regarder quelques Truffaut (Les Quatre Cents Coups notamment) ou des Godard (A Bout de Souffle et d'autres...). Tous ces films avaient pour moi quelque chose de particulier et faire un article sur le mouvement cinématographique de la Nouvelle Vague me plaisait assez.
   Au-delà du mythe de l"équipe de copains", ceux de la bande des Cahiers du cinéma menée par François Truffaut, cet article tentera de démontrer que la Nouvelle Vague, c'est-à-dire selon Jean Pierre Melville (pseudonyme de Jean-Pierre Grumbach) :"Un système de production artisanal, en décors naturels, sans vedettes, sans équipe minimum, avec une pellicule ultra rapide, sans à-valoir de distributeur, sans autorisation ni servitude d'aucune sorte." a une cohérence esthétique ou si elle est seulement un phénomène de génération comme s'il s'en produit régulièrement ?
    Il sera question d'analyser les origines de la Nouvelle Vague avant de démontrer sa cohérence esthétique et ses principales caractéristiques.


     I- Les origines de la Nouvelle Vague
              A)  Les années 1945 à 1957 : Un cinéma français très prospère mais très sclérosé
  On pourrait résumer le cinéma français à la veille de la Nouvelle Vague comme un cinéma souffrant d'une sclérose esthétique mais en bonne santé économique. De 1947 à 1957, le cinéma français connaît des records de fréquentation (423 millions de spectateurs en 1947 et 411 millions en 1957). Les années 1950 sont très prospères pour les exploitants.
  On parle de l'"âge d'or" du cinéma français sous le règne du Maréchal, "or" étant pris dans son acceptation monétaire. Il n'y a pas de crise de surproduction malgré le nombre important de films produits.
     
               B) Le cinéma français en 1958 : état des lieux
                       1-  Un cinéma à bout de souffle
  Au début de l'année 1958, Pierre Billard souligne que l'indéniable prospérité actuelle du cinéma français s'accompagne d'une profonde crise artistique :"Le tarissement de l'inspiration, la stérilisation des sujets, l'immobilisme esthétique sont difficilement contestables. Les meilleurs films ont des conceptions périmées."
  Il attribue cette faiblesse aux conditions générales de l'organisation cinématographique en France, "très défavorable à l'essor d'une nouvelle génération", pour les raisons suivantes :
     ° Inexistence d'un secteur de production experimental ;
     ° Incohérence et absurdité de l'organisation professionnelle qui multiplie les barrages et les cloisons entre les spécialités et hiérarchise à l'extrême les emplois ;
     ° Relative prospérité du court métrage qui retient les meilleurs talents ;
     ° Tendance de la production nationale à développer les "grands films internationaux" en coproduction avec des vedettes étrangères ;
     ° Manque d'esprit de recherche et de goût du risque des producteurs qui confient l'essentiel de la production à un petit nombre de réalisateurs "besogneux et sans talents".      
  En 12 années (45-57), 20% de la production totale a été réalisée par 9 metteurs en scène (soit 18 films par cinéaste). Tous les cinéastes sont des professionnels qui ont une conception étroitement artisanale de leur activité. Ils réalisent des films pour améliorer leur rendement de production surtout.    
  En 1958, le cinéma français est pleinement devenu une industrie, même si la production relève, en termes strictement économiques, d'une certaine forme d'artisanat : il s'agit de fabriquer des spectacles pour distraire et accumuler du profit en distrayant.

                       2- Un cinéma qui va changer de fonction
  Vers la fin des années 1950, le cinéma français va subitement changer de fonction sociale, et devenir partiellement un moyen d'expression artistique, répondant au manifeste d'Alexandre Astruc.
  En 1959, le cinéma va quitter la tutelle du ministère de l'Industrie et du Commerce pour dépendre du nouveau ministère de la Culture. La "Nouvelle Vague" est l'une des expressions de cette brutale rupture de statut social. L'adaptation des structures de production à cette nouvelle fonction.                      

               C) L'apparition de la Nouvelle Vague : Un mouvement d'abord sociologique apparu dans les journaux
  L'expression "Nouvelle Vague" n'est pas spécialement liée à l'origine au cinéma. Elle apparaît dans une enquête sociologique sur les phénomènes de générations menée par Françoise Giroud publiée dans l'hebdomadaire L'Express en 1957. On est donc dans le thème de la génération nouvelle donc celui de la jeunesse.
   Nous sommes aussi au début de l'apparition d'un nouveau type de presse représenté par l'hebdomadaire paru apparu en 1953 et de la généralisation des pratiques d'enquêtes et d'un certain mode d'études à caractère sociologique.
    Le thème de la relève des générations, crucial à propos du cinéma, préexiste fortement dans le paysage idéologique de la fin des années 1950. La France va changer de visage et elle doit aussi changer de cinéma. Les résultats de l'enquête arrivent et L'Express titre "La Nouvelle Vague arrive."    
    Selon François Truffaut, en 1959 :"La Nouvelle Vague a eu une réalité anticipée. C'était d'abord une invention de journalistes qui est devenue une chose effective. En tout cas, si l'on avait pas crée ce slogan journalistique au moment du Festival de Cannes, je crois que cette appellation ou une autre aurait été créée par la force des choses au moment où l'on aurait pris conscience du nombre des "premiers films". La Nouvelle Vague a désigné primitivement une enquête tout à fait officielle effectuée en France par je ne sais quel service de statistiques sur la jeunesse en général."  

                D) Un mouvement qui devient cinématographique : février-mars 1959
    L'expression "Nouvelle Vague" apparaît et revient systématiquement dans la presse non spécialisée à partir de février et de mars 1959. Elle accompagne la sortie des deux premiers longs métrages de Claude Chabrol, Le Beau Serge et Les Cousins.
    En 05/1959, le premier long métrage de François Truffaut, Les Quatre Cents Coups est, de manière très inattendue, sélectionné au Festival de Cannes, même s'il ne sera pas récompensé. La sélection du film de Truffaut a été décidée contre une très forte résistance du milieu cinématographique car François Truffaut avait été très critique par rapport au cinéma traditionnel.
    Cet affrontement va faire suite à une sorte de relève de jeunes cinéastes et de jeunes critiques par rapport au vieux cinéma, permettant l'avènement de la "Nouvelle Vague".                


      II-  Quelles sont les caractéristiques de la Nouvelle Vague ?
                 A) Un concept critique
                        1- Une école critique
  La Nouvelle Vague est d'abord un slogan journalistique accolé à un mouvement critique, celui des "hitchcocko-hawksiens", comme les nommait assez ironiquement le critique-théoricien André Bazin, fondateur des Cahiers du cinéma. Ce courant artistique est étroitement lié à un ensemble de concepts critiques.
  L'un des premiers critères d'appartenance au mouvement est l'expérience de la critique. Ces jeunes cinéastes sont des cinéphiles, ils connaissent l'histoire du cinéma et ont acquis une importante culture cinématographique.
  Ces goûts et ces conceptions ont trouvé une forme matérielle dans un très grand nombre d'articles, débats publics.. Ces cinéastes ont toujours estimé qu'il y avait même une continuité entre les deux pratiques. Selon Jean-Luc Godard :"Fréquenter les ciné-club et la cinémathèque, c'était déjà penser le cinéma. Ecrire, c'était déjà faire du cinéma, car, entre écrire et tourner, il y a une différence quantitative, non qualitative."    
  Mais est-ce que la Nouvelle Vague est une école ? Nous montrerons que oui à travers différents aspects :
    ° Corps d'une doctrine critique minimal
    ° Programme esthétique supposant une stratégie
    ° Publication d'un manifeste explicitant publiquement cette doctrine
    ° Un ensemble d'oeuvres répondant à des critères
    ° Un groupe d'artistes
    ° Un support éditorial pour connaître les positions du groupe
    ° Un leader / Un théoricien
    ° Des adversaires pour s'opposer à cette école  

                        2- Le manifeste d'Alexandre Astruc avec son texte :"Naissance d'une nouvelle avant-garde : la caméra stylo" paru dans L'Ecran (1948)
  Pour Astruc, il s'agit de démontrer que le cinéma est en train de devenir un nouveau moyen d'expression, au même titre que la peinture ou le roman. Selon lui :"Après avoir été successivement une attraction foraine, un divertissement analogue au théâtre de boulevard, ou un moyen de conserver les images de l'époque, il devient un langage. Un langage, c'est-à-dire une forme dans laquelle un artiste peut exprimer sa pensée. C'est pourquoi j'appelle ce nouvel âge du cinéma celui de la caméra-stylo."
  Astruc estime que, jusqu'en 1948, le cinéma n'a été qu'un spectacle ; que, antérieurement, à l'époque du muet, il a été trop prisonnier de la tyrannie du visuel et que, avec le parlant, il est devenu un théâtre filmé.
  Pour lui, le scénariste doit lui-même réaliser son film, car :"dans un tel cinéma, cette distinction de l'auteur et du réalisateur n'a plus aucun sens." La mise en scène n'est plus le seul moyen d'illustrer ou de présenter une scène, mais une véritable écriture :"L'auteur écrit avec sa caméra, comme un écrivain écrit avec son stylo."
     
                         3- Le pamphlet de François Truffaut : son article polémique :"Une certaine tendance du cinéma français" (1954)
  Ce pamphlet a suscité de nombreuses résistances au sein des Cahiers du Cinéma. Ces résistances confirment bien qu'il s'agit d'un véritable point de départ de la "politique des auteurs", et donc des thèses fondatrices de l'esthétique de la Nouvelle Vague.
  Ces résistances ont plusieurs causes :
     ° La résistance a d'abord été au sein des Cahiers du cinéma car André Bazin et Doniol-Valcroze, tous deux chrétiens et très ancrés à gauche n'apprécient pas ce pamphlet proche des thèses des "hussards" de la nouvelle droite
     ° La critique très violente de cinéates et de 12 films très estimés par le consensus de la critique qui font partie de ce qu'on a appelé la "tradition de la qualité". Ces films du "réalisme psychologique" sont pour la plupart des adaptations littéraires de romans classiques ou contemporains et ils doivent en grande partie leur prestige à cette origine. Le texte de Truffaut est une attaque en règle contre le travail de certains adaptateurs scénaristes, au premier range desquels figurent Jean Aurenche et Pierre Bost. Il critique la recherche d'équivalences entre procédés littéraires et procédés cinématographiques. Pour lui, il y a trahison de l'esprit de l'auteur, par substitution d'un discours propre aux scénaristes dialoguistes. Truffaut critique aussi le goût très prononcé pour l'anticléricalisme et l'anarchisme qu'il considère comme :"les soutanes étant à la mode" et non pas des vraies convictions. Pour Truffaut, Aurenche et Bost sont essentiellement des littérateurs et il leur adresse le reproche suprême : mépriser le cinéma en le sous-estimant :"Ils se comportent vis-à-vis du scénario comme l'on croit rééduquer un délinquant en lui trouvant un travail." Selon Truffaut, une adaptation valable ne peut être écrite que par un homme de cinéma.
  Les thèses de Truffaut sur l'état du cinéma français avant la Nouvelle Vague sont les suivantes :
        ¤ L'argument du contrôle des sujets de film, invoqué par les cinéastes n'est qu'un prétexte pour justifier leur lâcheté
        ¤ La crise du cinéma n'est qu'une crise de courage, donc de la virilité
        ¤ On peut faire un excellent film avec un budget très faible
        ¤ Un réalisateur comme Roberto Rossellini, "Bernard Palissy du cinéma" démontre par sa pratique que le risque paie
        ¤ Le gros cachet offert par Brigitte Bardot n'a rien de scandaleux, elle le mérite
        ¤ Il y a trop de clins d'oeil et de second degré dans le cinéma dit "intelligent"
        ¤ Il n'y a pas de mauvais films, il y a seulement des réalisateurs médiocres
        ¤ Les films de demain seront tournés par des aventuriers                
  Le courage assimilé à la virilité se passe de commentaire mais on retrouve l'argument de l'hostilité aux gros budgets qui entrave la liberté de création : ce sera l'un des crédo de base de la morale de la Nouvelle Vague, et Truffaut est d'une certaine manière clairvoyant en indiquant que les films de demain seront tournés par des aventuriers.          

                          4- La Nouvelle Vague, une "école artistique"
   Finalement, qu'est-ce qui permettrait de caractériser la Nouvelle Vague comme étant une "Ecole artistique". Repondons-y à travers la liste d'aspects que nous avons décrit précedement :
       ° Un corps doctrinal qui est constitué par la politique des auteurs telle que la définit le groupe des "hitchcocko-hawksiens"
       ° Un programme esthétique créatif découlant de cette politique est celui du même groupe : faire des films personnels écrits et conçus par leur auteur
       ° La stratégie est celle du petit budget et de l'autoproduction
       ° Le manifeste est le texte de Truffaut "Une certaine tendance du cinéma français." ou encore le texte d'Alexandre Astruc
       ° Un ensemble d'oeuvres répondant à ces critères (premiers films de Truffaut, Chabrol, Godard ou encore Rohmer : Les contes moraux, Les Quatre Cents Coups).
       ° Un groupe d'artistes (Rohmer, Godard, Truffaut, Chabrol...)
       ° Le support éditorial qui est les Cahiers du Cinéma
       ° La stratégie promotionnelle faite essentiellement par Truffaut dans l'hedomadaire Arts, ce qui en fait le leader du groupe
       ° Un théoricien qui est surtout André Bazin avec ses articles appelés "Qu'est-ce que le cinéma ?" parus en 1958, après sa mort
       ° Des adversaires qui sont les cinéastes appartenant à la "qualité française" et que Truffaut a vivement critiqué (Pierre Bost, Michel Audiard, Henri Jeanson)                              


                 B) Un certain mode de production et de diffusion
                          1- Le film à petit budget : une réalité ou un mythe ?
   On a souvent considéré que la Nouvelle Vague avait provoqué une rupture dans la pratique de production du cinéma français en favorisant les films à petit budget. Mais est-ce vrai ? Les chiffres montrent que ça ne l'est pas tellement.
   En effet, en 1959, le coût moyen d'un film est de 149 millions de francs et seulement 26 films ont été réalisés avec un budget inférieur à 100 millions de francs ce qui est peu finalement.
   Il y a eu quelques films très marginaux qui ont eu un budget très faible comme La Pointe courte (1954) d'Agnès Varda ou bien Le silence de la mer (1947) de Jean-Pierre Melville. La leçon à tirer de ces films est que Jean-Pierre Melville, suite à l'échec de son film a du accepter des contrats de films à gros budget malgré son grès et que Agnès Vada n'a même pas pu présenter son film.

                          2- La critique des superproductions et du cinéma subventionné
   A la fin des années 1950, le cinéma français est en très bonne santé économique (cf. I) mais il l'est surtout grâce aux superproductions que Truffaut va violemment critiquer à travers le numéro historique des Cahiers "Situation du cinéma français (N° 71, mai 1957). La revue s'entretient avec le directeur du Centre national de la cinématographie, Jacques Flaud.
   Un constat ressort fortement, qui est que la santé économique du cinéma français est très bonne mais sa situation artistique est préoccupante. Certains protagonistes s'en prennent aux films chers. Le bouc émissaire de cette polémique est Notre-Dame de Paris, réalisé par Jean Delannoy.
   Jean Delannoy se satisfait de la réussite économique de son film sans le considérer comme en chef-d'oeuvre et c'est cette médiocrité dans l'ambition que Jacques Rivette critique :"Ce film existe, il doit rapport tant d'argent ; nous n'irons pas le voir, c'est tout. Ce qui est grave, c'est que les metteurs en scène réalisent le film seulement pour toucher beaucoup d'argent."
   Cette critique des superproductions s'accompagne d'une critique de la subvention du cinéma français par l'Etat. Pour Jacques Flaud, l'aide de l'Etat est la principale source de la prospérité du cinéma français et il se demande si la sclérose artistique ne provient pas de "cette espèce de sécurité que donne l'aide."      
   Cette forte défiance envers les gros budgets reste une constante de la Nouvelle Vague. François Truffaut s'efforcera toujours d'enchaîner un petit budget après une production financièrement plus ambitieuse avec une ou plusieurs stars.

                          3- Les films de la Nouvelle Vague : des films autoproduits
   De nouveaux films petits budgets et "à risque" sont réalisés dès les débuts de la Nouvelle Vague pour contrer la sclérose du cinéma français. C'est Claude Chabrol qui, en produisant lui-même Le Beau Serge, ouvre la voie. Une sorte de projet de coopérative de production se met en place.
   Comme le raconte Chabrol :"Pour faire des films, nous avons mis sur pied une sorte de coopérative. Il était entendu que Resnais réaliserait son premier grand film avec Rivette comme assistant. Ensuite Rivette ferait sa première mise en scène, Truffait était assistant. Ce système de noria n'était pas inintelligent mais il n'a jamais fonctionné." (1976).
   Les premiers films à succès de la Nouvelle Vague sont des films à petit budget produits par Claude Chabrol et François Truffaut (notamment Les Quatre Cents Coups qui totalisera près de 450 000 entrées en France).                        

                  C) Une pratique technique, une esthétique
                          1- Une certaine esthétique
    L'esthétique de la Nouvelle Vague repose sur une nouvelle façon de produire les films (en privilégiant le petit budget pour garder la liberté de l'auteur réalisateur notamment). Elle a bouleversé les pratiques de l'époque (montage des films, conception...)
    La Nouvelle Vague a ainsi amené une nouvelle génération de producteurs, de techniciens, de scénaristes etc... Elle suppose les partis pris suivants :
       ° L'auteur réalisateur est aussi le scénariste du film
       ° Il y a une large place laissée à l'improvisation dans le jeu des acteurs, les dialogues..
       ° On privilégie les décors naturels en excluant le recours aux décors reconstitués en studio
       ° Il utilise une équipe légère composée de peu de personnes
       ° Il opte pour un "son direct" enregistré au moment du tournage et pas modifié après
       ° On utilise des pellicules très sensibles pour ne pas user d'éclairages additionnels
       ° Certains acteurs sont non-professionnels pour interpréter les personnages
       ° Lorsqu'il utilise des acteurs professionnels, c'est très souvent des nouveaux
    Le courant cinématographique de la Nouvelle Vague souhaite une plus grande souplesse dans la réalisation pour alléger les lourdes contraintes du cinéma conçu sur le modèle commercial et industriel. On assiste à une volonté d'effacer les frontières entre cinéma professionnel et amateurisme, comme entre film de fiction et film documentaire.
    Cet effacement de la frontière entre film documentaire et fiction est l'un des pôles esthétiques de la Nouvelle Vague (influençant Rohmer, Jean Eustache, Jacques Rivette, Godard...)
    L'autre pôle est à dominante narrative. Il regroupe des auteurs qui ont une conception plus romanesque de la création, comme Claude Chabrol, François Truffaut, Jacques Doniol-Valcroze.                        

                          2- De nouvelles techniques
                                  a) La conception de "l'auteur-réalisateur"
    L'un des dogmes de la politique des auteurs dont Astruc a jeté les bases en 1948 est que "le scénariste fasse lui-même ses films." Mieux, qu'il n'y ait plus de scénariste, car dans un tel cinéma cette distinction de l'auteur et du réalisateur n'a plus aucun sens." Mais est-ce que cette conception a réellement été appliquée à l'époque de la Nouvelle Vague ?
    Une étude précise des sujets des films de la Nouvelle Vague démontre que le cas du cinéaste réalisant le scénario qu'il a écrit est loin d'être dominant. Le Beau Serge est le seul film qui corresponde exactement à la catégorie du "scénario écrit par son réalisateur", en l'occurrence Claude Chabrol. Mais, dès Les Cousins, Chabrol collabore étroitement avec Paul Gégauff, crédité des dialogues du film.
    Aussi, pour Les Quatre Cents Coups, film naturellement très autobiographique, François Truffaut est allé chercher la collaboration d'un scénariste professionnel, qui travaillait alors pour la télévision, Marcel Moussy, afin qu'il l'aide à structurer son travail pour les dialogues. Tout au long de ses 21 longs métrages, Truffaut collabore très régulièrement avec 4 ou 5 scénaristes avec lesquels il écrira deux ou trois films.
    On voit donc que la configuration souhaitée par Alexandre Astruc et par Truffaut dans leurs articles programmatiques est loin d'être dominante. Ce qui caractérise toutefois ces adaptations, c'est que le rôle du réalisateur dans l'élaboration de la phase scénaristique est plus net et plus actif que dans le cinéma de la période antérieure.
    Les scénarios de la Nouvelle Vague sont plus personnels et souvent plus autobiographiques que ceux de la "qualité française". Mais c'est dans la mise en scène, le rapport aux personnages, les références sérieuses ou ironiques que cette subjectivité s'inscrit. Dans un certains sens, la Nouvelle Vague est plus une relève de génération de scénaristes qu'une promotion exclusive des réalisateurs auteurs.                    

                                  b) Le nouveau "scénario-dispositif"
    Il faudrait opposer deux conceptions du scénario, telles que les définit Francis Vanoye dans Scénarios modèles, modèles de scénario :
         ° Le "scénario-programme"  qui organise des péripéties en une structure prête à être tournée
         ° Le "scénario-dispositif", ouvert aux aléas du tournage, aux rencontres, aux idées de l'auteur surgissant dans l'ici et le maintenant.
    Il est évident que l'idéal de la Nouvelle Vague, c'est le scénario-dispositif, que Godard va amplifier au fur et à mesure que sa carrière se développe. Mais si le scénario-programme domine le cinéma "classique", il est loin d'être absent des films de la Nouvelle Vague puisqu'il gouverne aussi bien les tournages d'Agnès Varda ou d'Alain Resnais que de Jacques Demy. Les films de Truffaut et de Chabrol oscillent d'un pôle à l'autre mais avec une nette domination du scénario-programme.
    Ce "scénario-dispositif" a été décrit par Jacques Rivette dans une sorte de manifeste en 1973 :"Autrefois, dans une tradition dite classique du cinéma, la préparation d'un film consistait d'abord à rechercher une bonne histoire, à la développer, à l'écrire et à le dialoguer ; à partir de ça, à chercher des comédiens qui correspondraient aux personnages, à mettre en scène, etc. Ce que j'ai essayé de faire depuis, après beaucoup d'autres en suivant les précédents de Rouch, de Godard, etc., c'est plutôt de tâcher de trouver un principe générateur qui ensuite, comme lui-même, se développerait de façon autonome, et engendrerait une production filmique dans laquelle on pourrait, après, découper en quelque sorte, ou plutôt "monter" un film destiné à être projeté à des spectateurs éventuels."
    C'est dans ces limites de la fiction improvisée que se situe la spécificitée la plus marquée de la démarche créatrice de la Nouvelle Vague, aux antipodes absolues du scénario-programme. Elle débouche sur ce qu'on a appelé, en 1960, le "cinéma-vérité".      

                                  c) Un nouveau rapport à l'écriture pour ce qui est de la technique d'adaptation
     Malgré ce qui se dit généralement sur la Nouvelle Vague, les réalisateurs de cette époque n'ont pas renoncé à s'inspirer des récits littéraires qui les passionnaient, bien au contraire. Mais leur pratique de l'adaptation est radicalement différente. La plupart de leurs films ne cherchent pas à dissumuler l'origine littéraire du récit et ne tentent pas de substituer aux épisodes considérés comme anticinématographiques des "équivalences" plus visuelles.
     Cette figure verbale sera l'une des constantes de la Nouvelle Vague, le réalisateur citant précisément le texte même de l'auteur qu'il adapte, comme par exemple des fragments du roman de Moravia ("J'avais souvent pensé que Camille pouvait me quitter...") au centre de l'adaptation du Mépris proposée par Godard.  
     La Nouvelle Vague généralise la mise en scène de la voix. Trois décénnies après le passage au parlant, elle permet aux cinéastes d'exploiter toutes les potentialités apportées par la bande sonore et notamment la parole. Elle met en avant un cinéma qui n'a plus honte d'être parlant, périmant le mythe du primat de l'image que les théoriciens des années 1920 avaient imposé. Elle n'hésite pas à intégrer, comme l'avait fait René Clair dans Sous les toits de Paris et Quatorze Juillet, des chansons ou des musiques populaires (Tu te laisses aller de Charles Aznavour par exemple).    

                                  d) La redécouverte des lieux avec la sortie des studios
     Un pas important de la Nouvelle Vague, c'est de sortir le cinéma des studios. Par là même, elle s'inscrit dans le genre rossellinien, qui donnait à voir un visage radicalement nouveau de la péninsule en montrant les quartiers populaires de Rome, les paysages des routes italiennes et les musées de Naples.
     On va retrouver dans les oeuvres de la Nouvelle Vague cette mise en scène de la fiction au sein de lieux réeles que le vocabulaire a coutume de nommer les décors naturels. Ceux-ci ne sont évidemment pas choisis au hasard. Ce sont les lieux que les auteurs ont arpentés dès leur jeunesse. Cette inscription contribue fortement à accentuer la dimension autobiographique des oeuvres.
     Quand il tourne Le Beau Serge, Chabrol va s'installer dans le village où il a vécu toute son adolescence, pendant les quatre années d'Occupation, village où il a découvert le cinéma, les jeunes filles et alcoolisme :"La topographie du village était déterminante. Je voulais que les spectateurs suivent les comédiens dans leurs allées et venues, qu'ils se reconnaissent dans les lieux, les chemins, les maisons. Pour cela j'ai impréssionné des kilomètres de pellicule."
     Toute l'action des Quatre Cents Coups se situe dans la quartier d'enfance de François Truffaut, le 18ème arrondissement et la Place Clichy. A bout de souffle est un véritable portrait géographique de Paris en 1959, avec son petit hôtel pour touristes, l'hôtel de Suède, ses cafés, ses avenues comme celle des Champs-Elysées, filmée près des bureaux des Cahiers du cinéma, ses salles de cinéma, ses passages secrets, sa brasserie La Pergola à Saint-Germain-des-Près et son studio de photographe de la rue Campagne-Première.