dimanche 3 mars 2013

Analyse du film Allemagne année zéro

   Petit résumé :

    Le film Allemagne année zéro, sorti en 1948 raconte cette période tragique du lendemain de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne où crise morale, économique et sociale sont réunies dans une ville de Berlin semi-détruite. Crise morale car la réalisateur lui-même (Roberto Rossellini) est un ancien fasciste qui a su tirer les leçons des horreurs de la guerre et qui a fait ces films pour expliquer la dure réalité de l'époque. Réalité qui l'a fait lui-même basculer dans l'horreur. Il a donc été un acteur et est désormais presque un spectateur de son propre film, de sa propre tragédie. Comme il le rappelle au début du film :"Ce film n'est pas un acte accusation contre le peuple allemand, ni sa défense. C'est un constat". Selon Fellini :"Roberto Rossellini vivait la vie du film comme une aventure merveilleuse à vivre et simultanément à raconter". De manière plus générale, ce film raconte l'histoire d'une famille (les Kohler) qui n'a plus de quoi vivre. Le fils (Edmund) travaille au noir, tandis que son frère est un ancien SS qui refuse de se déclarer comme tel et le père est malade et ne peut travailler. Seule la fille (et le fils surtout) tente de faire ce qu'elle peut pour nourrir sa famille. Le désarroi est aussi moral au sein de la famille. Le frère, ancien SS donc, refuse de se rendre et indirectement de voir la réalité en face, réalité qui nous trouble au plus profond de nous-même. Le film s'appelle Allemagne année zéro car l'Allemagne repart en quelque sorte de zéro suite au second conflit mondial. Son économie est meurtrie (son PIB a diminué de moitié), la société est éclatée, et le nazisme, arrivé légalement au pouvoir amène à s'intérroger sur les valeurs de ce pays. L'Allemagne repart donc de zéro. Selon R. Rossellini :" Les Allemands étaient des êtres humains comme les autres ; qu’est-ce qui a pu les amener à ce désastre. La fausse morale, essence même du nazisme, l’abandon de l’humilité pour le culte de l’héroïsme, l’exaltation de la force plutôt que celle de la faiblesse, l’orgueil contre la simplicité. C’est pourquoi j’ai choisi de raconter l’histoire d’un enfant, d’un être innocent que la distorsion d’une éducation utopique amène à perpétrer un crime en croyant accomplir un acte héroïque. Mais la petite flamme de la morale n’est pas éteinte en lui : il se suicide pour échapper à ce malaise, à cette contradiction. »
    On considère Allemagne année zéro comme le dernier film de la "Trilogie de la guerre" de Roberto Rossellini (les autres étant Rome ville ouverte et Païsa) et comme le début de la période néoréaliste. Mais qu'est-ce que le néoréalisme ? Selon Roberto Rossellini :
    "Le néoréalisme consiste à suive un être, avec amour, dans toutes ses découvertes, toutes ses impressions. Il est un être tout petit au-dessous de quelque chose qui le frappera effroyablement au moment précis où il se trouve librement dans le monde, sans s'attendre à quoi que ce soit. Ce qui importe avant tout pour moi, c'est cette attente ; c'est elle qu'il faut développer, la chute devant rester intacte" (Cahiers du Cinéma août-septembre 1955, repris dans le volume Rossellini le cinéma révélé). L'être suivi est ici le personnage principal : Edmund Kohler. Les motivations des néoréalistes sont multiples : exprimer leur sentiment de libération (liberté dʼexpression, plus de censure), une volonté de témoigner suite aux blessures de la guerre, ou encore, un certain désir de filmer les réalités actuelles, la vie dʼaprès-guerre. Le terme de néoréalisme sera appliqué dès les années 1945 à tous ces films de fracture qui, à la manière des nouveaux romans de Moravia, Pratolini, Calvino.. témoignent d'un manière plus documentaire et plus brutale, plus immédiate.
     
        Appréciation personnelle :

 Tout d'abord, il me paraît évident de dire que ce film est génial. Et bien sûr, je le conseille à tout le monde. J'ai trouvé ce film court (peut-être trop court) mais toutes les scènes apportaient un intérêt certain au film.
      Le décor (tout comme dans tous les films néoréalistes italiens) est directement le décor de la ville, dans un soucis de réalisme. Ainsi, le film, du début à la fin apparaît comme l'histoire réelle. Ce décor, c'est celui de Berlin au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Une ville semi-détruite par les bombardements des Alliés.
    Tous les acteurs de ces premiers films néoréalistes n'étaient pas des acteurs connus. Les réalisateurs néoréalistes (comme Giuseppe de Santis ou Luchino Visconti) ont du faire avec les "moyens de bord" au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Chaque personnage représente une réalité de l'époque. Déjà, Karl-Heinz représente l'ex soldat allemand qui doit retrouver une vie normale après toute la violence de la guerre. On retrouve aussi la fille, qui, on le voit pendant le film, essaye d'échapper à toute cette misère qui l'entoure. Elle va notamment aller boire des verres payés par des Français ou bien des Américains afin de se divertir. Elle tente de se détacher et de se détourner de toute l'horreur qui l'entoure (oui, on entend quelques mots en français dans Allemagne année zéro). En ce qui concerne le plus jeune (Edmund, qui est le personnage principal), il représente à lui seul toute la crise morale, économique et sociale de l'Allemagne à la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il tente de travailler au noir et de voler pour pouvoir s'en sortir. Il écoute les conseils de son  ex-prof nazi qui lui dit indirectement de tuer son père malade car selon les nazis :"Les faibles laissent la place aux forts" (Je ne vous raconte pas la suite). Il est aussi représentatif de toute cette jeunesse allemande au lendemain du conflit qui se retrouve perdue car anciennement embrigadée dans les jeunesses hitlériennes mais qui se rend bien compte qu'il va falloir changer de système de valeurs. Enfin, un des personnages importants est cet ancien professeur d'Edmund Kohler. Il représente dans le film une certaine persistance de l'idéologie nazie chez une certaine partie de la population, même après la fin de la seconde grande guerre. Il rappelle pendant le film à Edmund les idées nazis et lui demande de passer un message d'Hitler dans un bâtiment en ruine, ce qui a pour effet de faire résonner la voix du dictateur allemand, de la faire résonner dans le vide de la ville de Berlin et dans le vide moral de l'époque, symbolisé par le nombre zéro, présent dans le nom du film aussi.
        Les musiques du film correspondent très bien à l'atmosphère dégagée par celui-ci (Les musiques sont de Renzo Rossellini, le frère de Roberto Rossellini). Elles sont très angoissantes et très stridentes tout comme l'ambiance du film. Les parcours d'Edmund pendant le film sont toujours suivis par ces musiques, souvent jumelés avec des sons d'Eglise et rappellent l'angoisse permanente du film. L'angoisse de ne pas réussir à se nourrir, l'angoisse du vide moral laissé par la guerre, l'angoisse de ne jamais retrouver la joie de vivre pour la population allemande et notamment la jeunesse. Comme le rappelle Roberto Rossellini au début du film :"Si quelqu'un, après avoir vu le film d'Edmund pense qu'il faut apprendre aux enfants allemands à re-aimer la vie, l'auteur aura sa récompense".

         Analyse plus approfondie du film :

    I- Un film représentatif du néoréalisme italien

       A) Un décor et des personnages pris "sur place"

  Ce film a un véritable côté documentaire, notamment pendant le générique de début. Les ruines sont montrées dʼune certaine hauteur, ce qui montre le regard de Rossellini vis-à-vis de celles-ci. Le travelling a pour mission de reproduire cette impression de «flotter sur Berlin». Le premier plan présentant des humains est dans un cimetière, cela présente un certain point de vue sur la situation de lʼAllemagne. La ville en ruine est significative des individus en ruines, notamment à travers leurs conditions de vie, et donc également de leur morale;
  S'ajoute à ces décors pris comme tels et non modifiés des personnages totalement inconnus et pris "sur place". Dans la plupart des films néoréalistes, et notamment ceux de Roberto Rossellini, les acteurs sont pris presque au hasard. Certains figurants sont pris directement sur le tournage du film au dernier moment. Finalement, comment peut-on mieux jouer des réactions et des scènes que l'on a soi-même tous les jours tout en restant authentique ? Dans Allemagne année zéro, beaucoup de personnages ont été pris quasiment au hasard, et notamment le personnage principal, Edmund Kohler.

       B) Une esthétique néoréaliste

  Lʼesthétique néoréaliste raconte les expériences vécues par chacun pendant la guerre : La violence physique et morale, la censure etc.. C'est aussi le cas dans les deux autres films de la triologie de la guerre de Rossellini (Paisa et Rome ville ouverte).
  L'esthétique néoréaliste met en scène les gens du peuple, les vrais protagonistes des films, ceux qui viennent de vivre la guerre. Dans le film, Karl-Heinz est un ex militaire qui a combattu pour les nazis, tandis qu'Edmund Kohler fait clairement partie de cette jeunesse qui vit dans la misère et le désarroi moral. Son désarroi moral se situe très clairement pendant tout le film et monte en puissance jusqu'à la fin et jusqu'à la scène finale. Lors de cette scène, la musique est plus angoissante que jamais, Edmund finit par être rejeté par tout le monde (les autres jeunes qu'il rencontre, la famille à côté de laquelle il vit et le professeur qui avait promis de l'aider) et ère dans les rues de Berlin. La destruction de la ville renvoie ici à sa propre destruction personnelle. Et tout comme la guerre a symbolisé un suicide de l'Europe, lui-même décide d'en finir face à tout le malheur qui s'abat sur lui.
  Allemagne année zéro est aussi un cinéma de témoignage. En 1945, les néoréalistes redécouvrent le cinéma comme aux origines (posée dans la rue, la caméra filme ce qui se passe), comme lʼavaient fait les frères Lumières avant eux. Certains cinéastes ont compris quʼils pouvaient utiliser les conditions médiocres au profit de leurs idées, pour nourrir leur style. Ainsi, les décors d'Allemagne année zéro sont en fait la ville de Berlin elle-même ce qui renforce cette idée que les films néoréalistes sont presque des documentaires.

       C) Un personnage principal dont on suit le parcours et l'évolution jusqu'à la fin

  À travers la déambulation dʼEdmund, on se rend compte quʼil est le seul à essayer de subvenir aux besoins de sa famille, il se sent investit de cette tache là. Aussi, l'enfant est filmé en inadéquation avec son environnement, il nʼa jamais sa place, même dans son appartement quʼils partagent à plusieurs familles
  Ces discours commencent peu à peu à enlever toute liberté au petit garçon, il nʼa jamais vraiment eu le choix. Le discours de professeur par exemple, lʼinfluence jusquʼau meurtre de son père. On suit lʼitinéraire dʼEdmund de la liberté à la culpabilité, il y a différentes déambulations, au début et à la fin. Au bout du compte, Edmund perd toute envie de vivre, soumis à tant dʼavis contradictoire. Durant la séquence de la fin, on suit l’évolution de la pensée d’Edmund jusqu’au suicide. Il subit une série de rejet (Christl, le professeur, l’église aussi, les enfants), ce qui le mène à une grande solitude : seul avec ses horribles pensées.
  Rossellini n’énonce pas précisément les causes du suicide, il laisse le spectateur trouver ses propres raisons. Progressivement, Edmund devient un bouc émissaire, une victime de l’histoire. Edmund représente les contradictions de lʼhistoire, il incarne lʼhumain contre lʼinhumain. Par son sacrifice, Edmund expie les fautes de toute lʼAllemagne de 1945. Pour Rossellini, ce suicide a valeur de rédemption pour lʼAllemagne. On retrouve la notion de catharsis.
  Ainsi, Édmund traverserait un espace en ruine qui pourrait être assimilé au cheminement mélancolique de ses pensées. Selon R. Rossellini :" Il est un être tout petit au-dessous de quelque chose qui le frappera effroyablement."
  De manière générale, le parcours d'Edmund peut être assimilé à une élévation sans précédant dans l'horreur absolue de la fin de la Seconde Guerre mondiale. Dès le début du film, il tente de voler de la chaire d'un cheval mort sur la route, sans succès. Sa vie est rythmée par sa relation difficile avec son frère qui refuse de se rendre et vit sans carte d'alimentation, intensifiant la misère de la famille, avec son père qui est malade et qui compte sur lui pour faire survivre la famille alors qu'il n'a que 12 ans et sa soeur qu'il voit s'amuser lors de soirées avec des Français et Américains, anciens ennemis du nazisme.
  Edmund est le symbole de cette jeunesse perdue d'un point de vue axiologique. Il ne sait que penser de l'idéologie nazie, que lui rappelle son ex-professeur et cette nouvelle vie en démocratie dont il ne comprend pas le sens vue la misère qui s'est installée en Allemagne.
           
    II- Les crises allemandes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale

        A) Une crise économique

  La crise économique que subit l'Allemagne est fortement décrite dans le film. En 1945, l'Allemagne a vu son PIB diminuer de moitié suite aux destructions causées par la Seconde Guerre mondiale. Aussi, l'économie allemande était en grande partie dynamisée par l'industrie de la guerre, industrie qui s'écroule après la Seconde Guerre mondiale, plongeant une part importante de la population au chômage.
  La crise économique est ici visible avec la difficulté de la vie dans le film. La famille Kohler ne peut vivre que grâce à la famille avec laquelle elle habite. Edmund tente de faire vivre sa famille alors qu'il n'a que 12 ans. Sa soeur hésite à se prostituer pour faire vivre décemment la famille. Le père, mourant, ne peut qu'assister à ce triste spectacle. Il est à l'évidence "une bouche en plus à nourrir". Un des habitants de l'autre famille s'exclame au milieu du film :"Qu'il crève ton père et qu'il nous laisse en paix".
  Qui plus est, le film met en scène une autre réalité de l'époque, les cartes d'alimentation. En effet, beaucoup de familles n'arrivaient à survivre que grâce aux rationnements proposés (ça a été le cas aussi en France jusqu'en 1949 !). Le problème ici, est que le fils est un ancien militaire qui ne s'est pas dénoncé et qui ne peut profiter d'une carte d'alimentation. La famille doit donc essayer de vivre avec seulement 3 cartes d'alimentation pour 4 personnes.
  Enfin, le film montre le développement d'un marché noir au sein de l'Allemagne et de la mauvaise alimentation. Dans une scène du film, Edmund doit vendre une balance et on lui propose deux portions de viande en échange. La crise économique est telle qu'un certain troc s'est presque développé pour pouvoir accéder à des biens de consommation devenus très difficiles à obtenir comme la viande.

         B) Une crise sociale

  La crise sociale est ici très présente. Comment réussir à former une société unie au lendemain d'un conflit si terrible ? Cette crise sociale est une crise entre les générations adultes et les jeunes générations qui hésitent entre accepter ce qui s'est passé et rejeter toute cette horreur.
  Au milieu de ce néant, Edmund se demande quoi penser lorsqu'il marche seul dans la ville. Faut-il accepter son frère comme ancien militaire et se dire que de toute façon, on ne pouvait rien faire contre le pouvoir en place ou alors se révolter par rapport à ce passé tout récent qui fait véritablement honte ?
  La crise sociale montrée est avant tout celle de la jeunesse, perdue face à tout ce qui vient de se passer. Les jeunes qu'Edmund fréquente pendant le film le poussent à voler, à faire des escroqueries. Cette crise sociale est jumelée à cet important chômage au lendemain de la Seconde Guerre mondiale qui ne permet à une grande partie de la population de vivre par elle-même. Beaucoup de jeunes essayent de s'en sortir face à une société qui ne leur donne finalement aucune chance de s'en sortir et qui les a plongé dans un profond désarroi moral.

         C) Une crise profondément morale

  La crise morale est omniprésente dans Allemagne année zéro. Elle est représentée par chaque personnage. La crise morale est là car on se demande à l'époque où se placer axiologiquement. Doit-on accepter ce passé et ces valeurs nazis rappelés par le professeur :"Les faibles laissent la place aux forts" ou doit-on repartir de zéro et accepter de changer de système de valeur ?
  Cette hésitation entre les anciennes valeurs et les nouvelles s'aperçoit notamment lorsque le professeur demande à Edmund de passer un extrait d'un discours d'Hitler dans un bâtiment détruit de Berlin. Edmund paraît paumé et finit par accepter en échange de l'aide du professeur. La crise morale s'aperçoit par une sorte de négation des valeurs, c'est-à-dire d'un nihilisme qui pousse Edmund à accepter de faire ce que lui dit le professeur pour réussir à survivre aux dépends d'une certaine conscience morale.
  Une vérité est mise à jour par Rossellini ; derrière la mauvaise conscience du père et du frère, il y a un refus des réalités, un refus de la vie quotidienne à partir du moment où la réalité demande une lutte; il y a donc un refus de la vie, ces personnages sont comme déjà mort. Pour eux il est impossible de vivre dans le monde de 45.